En cas d'épidémie.

par Jean Roussaux


En ces temps d'épidémie provoquée par un méchant virus, consoler-vous vous n'êtes pas seul à souffrir, nos petites cousines les bactéries ont aussi leurs soucis comme le montre l'histoire que je vous conte.


           L'histoire commence par un roman, celui de Sinclair Lewis, prix Nobel de littérature 1930, baptisé Arrowsmith. Martin Arrowsmith est un jeune et brillant chercheur d'un grand institut américain, comme le Rockefeller Institute de New-York. Bien qu'il soit brillant, il n'a pas encore découvert grand-chose qui mette en lumière ses grandes qualités. Actuellement il étudie la croissance d'une bactérie, ce qui est à la portée de chacun, une souche de staphylocoque qu'il a isolée d'un vilain furoncle. Il a ensemencé des flacons contenant un milieu nutritif et comme on le fait habituellement, il les met à incuber dans une étuve à la température de 37°. Après quelques temps il constate que le milieu de culture présente un trouble de bon aloi qui indique que les bactéries se sont multipliées. A la fin de sa dure journée de travail qui l'a vu penché sur son microscope, avant de quitter le laboratoire, comme tout chercheur consciencieux le ferait, il va examiner les flacons, s'attendant à les trouver encore plus troubles que précédemment. Mais, oh stupeur, le milieu est redevenu aussi limpide que l'eau de roche.

           La chose est inhabituelle, elle le rend perplexe. Il se gratte la tête et le menton, il murmure (en anglais) : pourquoi mes bactéries qui poussaient si bien ont-elles brutalement disparu. Il ne peut rentrer chez lui sans avoir préalablement résolu cet inquiétant problème. Il faut à tout prix savoir si de tels faits ont déjà été observés. Heureusement l'Institut dispose d'une imposante bibliothèque où s'accumulent les revues de biologie les plus diverses, en provenance de tous les pays du monde. Il épluche d'abord avec soin les revues américaines et anglaises, puis avec plus de difficultés, des revues allemandes et françaises car il ne connait pas ces langues. Mais il ne trouve rien qui lui indiquerait qu'un phénomène analogue a déjà été observé. Il fait alors de toute urgence des observations microscopiques pour confirmer l'absence de bactéries dans le milieu de culture. Sous le microscope, les petites gouttes de milieu sont désespérément vides. Une idée lui vient alors : n'a-t-il pas mis la main sur un meurtrier des staphylocoques, un meurtrier qu'il s'empresse de baptiser : le principe X.

           Pendant la nuit qui suit, une nuit sans sommeil, la découverte lui monte à la tête. Aussi, le lendemain, il en parle à tous ses collègues et de manière si convaincante que la trouvaille passionne tout l'Institut. Martin explique que si le phénomène est universel, on pourra bientôt détruire toutes sortes de bactéries pathogènes et guérir toutes sortes de maladies. Il faut vite informer le monde de la nouvelle et il se propose, dans l'instant, d'écrire une note pour exposer son importante découverte et l'envoyer à une prestigieuse Revue. L'un de ses maîtres à l'Institut l'encourage dans ce sens.

           Pourtant dans la semaine suivante, alors que le jeune et ambitieux chercheur rédige la note qui va lui apporter une mondiale notoriété, une bien mauvaise nouvelle lui est annoncée par un vieux professeur de l'Institut, que l'âge a un peu écarté de la recherche mais qui reste un grand défricheur de revues internationales. Le principe X a déjà été trouvé, une publication dans les Comptes rendus de l'Académie des sciences française en fait foi, elle est signée d'un certain Félix d'Hérelle de l'Institut Pasteur de Paris. Il a donné un nom au meurtrier de bactérie : il l'a appelé bactériophage, le mangeur de bactéries.

           Avec Félix d'Hérelle on quitte le roman et on entre dans le romanesque. Hubert Augustin Félix d'Hérelle est né en 1873 à Paris d'une mère hollandaise et de père inconnu mais on le croit volontiers québécois et né à Montréal parce qu'après de médiocres études et un engagement dans l'armée, suivi d'une désertion, il s'expatrie au Canada avec sa famille. Là, il manifeste un esprit d'entreprise peu commun. Il se fait d'abord distillateur de whisky à partir du sirop d'érable, puis chocolatier rapidement mis en faillite, non sans avoir entre-temps été chercheur d'or au Labrador. Son intérêt pour la microbiologie, sorte de hobby, lui a fait installer chez lui un petit laboratoire où il s'exerce aux techniques d'isolement et de culture de microorganismes. Il lit aussi avec attention quelques revues spécialisées. Voilà un violon-d 'Ingres qui le mènera loin...

           Mais tout cela ne nourrit pas son homme. A la recherche d'un job rémunérateur pour faire vivre sa famille, il s'exile au Guatemala où, d'un seul coup, le voilà biologiste, sans diplôme, avec sa seule formation d'autodidacte. Néanmoins, il entre dans le laboratoire d'un chimiste et le voilà qui donne des cours à l'Ecole de médecine et à celle d'agriculture. De cette époque, vers 1902, commence sa véritable formation scientifique car il est confronté à diverses questions qui touchent à la chimie, à la microbiologie et à la botanique. Du Guatemala, il se rend dans divers pays d'Amérique Latine où il occupe souvent des fonctions officielles. Au Mexique (1908-1911) les autorités lui demandent de chercher à éradiquer une invasion de sauterelles qui dévaste les récoltes. Il s'en tire bien : il isole une bactérie pathogène pour ces insectes qu'il nomme Coccobacillus acridiorum, une bactérie de forme ovale (un peu coque, un peu bacille) qui s'attaque aux criquets, des acridiens, d'où son joli prénom acridiorum. Tous ses travaux lui permettent d'écrire plus d'une vingtaine d'articles dans des revues professionnelles comme le Journal d'Agriculture Tropicale, mais aussi dans les Comptes Rendus de l'Académie et les Annales de l'Institut Pasteur. Vraisemblablement pas trop regardant sur l'utilisation des titres, il s'intitule parfois ingénieur agronome, parfois planteur, parfois du nom qui convient le mieux pour justifier l'acceptation de son article.

           De retour en France, il s'introduit à l'Institut Pasteur comme chercheur étranger puis, pendant la grande guerre, devient chef du service des vaccins. C'est là qu'il montre que le filtrat de selles de malades atteints de dysenterie due à une bactérie baptisée shigelle détruisait rapidement les cultures de ces mêmes shigelles, Il peut isoler et purifier le coupable, c'est une sorte de virus, le fameux bactériophage dont parlait le vieux professeur du Rockefeller. Il publie sa découverte en 1917 dans le Comptes Rendus de l'Académie des Sciences. Malheureusement, la nouvelle passe un peu inaperçue : c'est la guerre et l'attention est plus portée sur les offensives meurtrières du général Nivelle, les séquelles du massacre de Verdun, la guerre sous marine ou l'entrée des Etats-Unis dans le conflit que sur les vertus assassines d'un étrange et minuscule virus.

           Mais Félix d'Hérelle, au fond, est-il vraiment le "père du bactériophage" ? Certains l'ont contesté. En effet, un médecin militaire anglais, Twort, avait antérieurement, dès 1915, observé dans des cultures de staphylocoques sur un milieu gélosé des colonies vitreuses, signe de la destruction (les savants disent la lyse) bactérienne. De plus, il avait remarqué que lorsqu'on touchait avec un peu de substance provenant des colonies vitreuses le bord d'une colonie normale, celle-ci devenait transparente et vitreuse : la lyse des colonies était donc contagieuse. Il avait même publié ce résultat dans le fameux journal médical "The Lancet". Ensuite, Twort fût affecté comme capitaine du "Royal Army Medical Corps" au laboratoire de Salonique. C'était lorsque les alliés, à l'initiative de Winston Churchill, avaient lancé la fameuse expédition des Dardanelles destinée à ouvrir un nouveau front pour isoler l'empire Ottoman. Mais l'opération virait au désastre : une épidémie de dysenterie bacillaire ravageant le corps expéditionnaire. Ironie du sort, Twort était confronté à la bactérie qui allait faire le succès de d'Hérelle peu de temps après. Lequel d'Hérelle oublia de citer Twort dans sa publication de 1917 à l'Académie des Sciences. Ignorait-il les travaux de Twort, possible du fait de la guerre ou l'oublia-t-il volontairement ? Ce qui est sûr, c'est que, par la suite, alors que Twort restait d'une grande discrétion sur sa découverte, Félix d'Hérelle inonda le monde scientifique de ses articles sur le phage, mais pour lui la discrétion n'était peut-être pas son fort !

           Dès lors le fameux bactériophage vola de ses propres ailes, suscitant de nombreux travaux dans le monde. Du fait de sa notoriété d'Hérelle fût sollicité par de nombreux pays : des Pays bas à l'Egypte et même à l'URSS où il créa un Institut du Bactériophage qui subsiste encore à Tbilissi en Géorgie. On polémiqua beaucoup sur la nature exacte du phage : ferment comme le prétendait Northrop, qui le premier isola la pepsine (une enzyme digestive) ou sorte de virus comme le pensait d'Hérelle. Dans la suite, l'Institut Pasteur participa beaucoup à la connaissance des phages. On ne peut oublier les travaux d'Eugène et Elisabeth Wollman dont l'activité si prometteuse s'éteignit tragiquement à Auschwitz en 1943. On doit aussi citer André Lwoff, peintre à ses heures et spécialiste en protistes, qui étudiant un phage de Mégathérium, encore une bactérie, décrivit un curieux phénomène qui caractérise l'infection phagique : la "lysogénie", une première qui permit de comprendre comment le génome d'un virus pouvait s'intégrer dans le génome de la cellule hôte. Son Ouvre fut couronnée par le prix Nobel décerné conjointement à François Jacob et Jacques Monod pour leurs travaux sur le contrôle de la synthèse des enzymes et des virus en 1965. Ce Nobel de Médecine, le général de Gaulle l'appelait probablement de ses voux, le dernier Nobel français, celui de Charles Nicolle, pour ses recherches sur le typhus, remontant à 1928. La lysogénie, qui mettait en lumière un mécanisme d'intégration d'un génome viral dans le génome de l'hôte sera un modèle qui permettra plus tard de comprendre le mode d'action de certains virus comme celui du Sida....

           Martin Arrowsmith, Twort, d'Hérelle et bien d'autres ont découvert que nos petites cousines les bactéries peuvent aussi être victime de vilains virus. Bien sûr, cela n'est pas une consolation et ne nous empêchera pas de déplorer la funeste épidémie de covid qui nous touche. Néanmoins cela pourrait peut-être nous rappeler que nous ne sommes au fond qu'un maillon de la grande chaine de la vie, un maillon un peu trop sûr de sa supériorité sur les autres espèces et pourtant aussi fragile.. qu'un microbe.

J.R - 2021

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