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Le coffre de mariage

par Maryse Kann

Ecrit pour l'exposition 2009 réalisé par l'atelier de généalogie.


         Malgré le froid qui sévissait durement cette année-là dans le Morvan, le 6 février 1815 fut jour de fête à Saint-Péreuse. Denis et Marie-Jeanne Grandjean mariaient leur fille Jeanne à peine âgée de 15 ans. Bien que Denis soit propriétaire de quelques arpents de prés que lui avait laissés son père, la famille n’était pas riche. Jeanne était l’aînée d’une fratrie de sept enfants et même si sa participation aux travaux ménagers et aux travaux des champs n’était pas négligeable son mariage avec Jean Girard de 5 ans son aîné soulageait la famille d’une bouche à nourrir.
         Les jeunes gens s’étaient connus l’été passé au bal de la saint Jean à Dun-sur-Grandy. Jeanne sans être très jolie avait la fraîcheur des adolescentes de son âge. La vie en plein air qu’elle menait depuis qu’elle avait quitté l’école avait donné à sa peau un teint cuivré ce qui avec ses grands yeux noirs et son abondante chevelure brune la faisait ressembler à une petite gitane. Dès qu’il l’avait aperçue alors qu’elle venait d’arriver au bal avec plusieurs filles de son village, Jean Girard avait été attiré par sa manière d’être. Vive et souriante, elle semblait bien décidée à s’amuser et de fait, dès la première danse les cavaliers ne manquèrent pas. Jean, d’un naturel plutôt timide, avait longtemps hésité à l’inviter. Et lorsque enfin il se décida, déjà malheureux à l’idée d’essuyer un refus, quelle ne fut pas sa joie quand elle se retrouva dans ses bras. Et surprise, leurs pas s’accordèrent si bien qu’ils ne se quittèrent plus de toute la soirée.
         Ils se fréquentèrent tout l’été puis à la Noël les promesses furent échangées. La famille de Jean aurait souhaité que leur fils épousât une fille plus nantie que ne l’était Jeanne car François Girard, le père de Jean,  était un fermier dont les terres rapportaient bon an mal an de quoi vivre largement. Mais Jean avait tenu tête et comme Jeanne semblait une petite personne robuste et d’un caractère aimable on avait cédé. Sans attendre le printemps où le travail de la terre reprenait, les épousailles avaient été fixées à la Chandeleur. C’était l’ancien curé de Brassy, Charles-Gabriel Laumain, maintenant retiré au prieuré de Commagny qui célébrerait la messe de mariage. Le curé de Saint-Péreuse voulait en cela lui marquer sa reconnaissance pour l’avoir caché pendant la Révolution, alors que prêtre réfractaire il était en fuite. Pour le remercier aussi, d’avoir baptisé clandestinement bon nombre de nouveaux-nés, dont Jean, durant la terrible période où toutes les églises  étaient fermées en raison des saccages et des profanations dont elles avaient fait l’objet.  
Bien que la coutume voulut que la robe de la mariée soit offerte par les parents du marié, Marie-Jeanne avait tenu à confectionner elle-même les habits de noces de sa fille. Seul le tissu avait été choisi par Marie-Françoise, la mère de Jean, chez le drapier de Moulins-Engilbert.
         A la sortie de l’église, tandis que les carillons annonçaient la fin de la cérémonie, un pâle rayon de soleil accueillit les mariés et les proches venus assister à la bénédiction.
         Le repas de noces eut lieu dans la grange de la ferme Girard. Les deux familles avaient tenu à faire bonne figure malgré la récolte précédente qui avait été catastrophique en raison des violents orages qui, lors de la moisson,  s’étaient abattus sur la région. Les parents de Jean avaient offert le banquet et ceux de Jeanne avaient mis un point d’honneur à doter honorablement leur fille. A savoir :  deux chèvres,  quatre draps de toile d’étoupe,  deux petits traversins garnis de plumes d’oie, un châlit avec son tour de lit, une couverture de drap en laine et la pièce maîtresse, un coffre commandé spécialement pour la circonstance au menuisier du village. C’était un coffre en chêne d’excellente facture avec trois panneaux losangés en façade et une serrure qui permettait de le fermer à clé. A l’intérieur, deux compartiments inégaux. Si le plus grand était prévu pour y remiser  les vêtements et le linge de maison, le plus petit était réservé aux objets les plus précieux : actes notariés, mèches de cheveux dans un médaillon, images pieuses, chapelet, peigne en écaille acheté à un colporteur et bien sûr les économies quand il y en avait. 
         Maintenant Jeanne habite chez ses beaux-parents à Dun-sur-Gandy. Elle qui a été élevée par des parents certes pauvres mais généreux, découvre une famille âpre au gain. Un sou est un sou et il n’est pas question de dépenser son argent en dehors du strict nécessaire. On ravaude, on rafistole et lorsque les marchands ambulants viennent proposer leur camelote on leur claque la porte au nez et au besoin s’ils insistent  on lâche les chiens. Jean qui n’est pas un mauvais bougre aimerait bien faire plaisir à Jeanne en lui offrant quelques colifichets dont elle a envie mais il n’ose pas. Et puis la petite n’a déjà pas apporté grand chose dans sa corbeille de mariée alors…
         Dans l’année qui suivit le mariage, la mère de Jean s’alita pour ne plus se relever. On l’enterra aux Rameaux. Peu de temps après, Jeanne qui était enceinte mit au monde un garçon qui ne vécut que quelques heures. Malgré la fatigue et la peine qu’elle ressentait elle n’eut guère le temps de se reposer car depuis le décès de sa belle-mère elle avait en charge toutes les tâches ménagères.
         L’année suivante naîtra une fille. Louise. Jeanne l’allaite mais son lait se tarit vite et l’enfant, de faible constitution, décèdera d’une mauvaise fièvre à l’âge de six mois. A chaque nouvelle grossesse c’est l’espoir d’avoir enfin un enfant viable. Mais deux fausses couches surviendront encore avant que Jeanne ne mette au monde quatre garçons qui se suivront à peine à un an de distance.
         Aux abords de la trentaine Jeanne est devenue une très belle femme. Son époux, qui a toute confiance en elle, la laisse gérer la maison à sa guise et son beau-père, toujours en vie, ne dit plus rien quand elle dépense un peu plus que nécessaire. Jeanne est fière de ses fils. Maintenant ce sont de solides gaillards qui vont à l’école. Le plus jeune vient de fêter ses sept ans, quand Jeanne est de nouveau enceinte. Marie, l’unique fille, sera la petite dernière.
         Au fil des ans le petit compartiment du coffre s’est rempli. Hormis une bourse contenant quelques louis d’or et les actes notariés de la famille Jeanne y a placé tout ce qui lui rappelle les moments les plus importants de sa vie : une broche en or cadeau de sa marraine, le chapelet de sa mère, un collier de perles que Jean lui offrit à la foire de Moulins-Engilbert une année où il avait fait de bonnes affaires, la robe de baptême de Louise et de Marie, un hochet en argent, un petit bonnet en dentelle et une blouse brodée que ses fils portèrent à tour de rôle sur les fonds baptismaux. De temps en temps, lorsque Jeanne est seule elle ouvre le coffre et sort délicatement chaque objet. Elle les contemple songeuse et se remémore toutes ces longues années durant lesquelles depuis son mariage elle a dû  faire preuve de courage et de ténacité. Elle ne regrette rien. Son Jean a toujours été un mari honnête et la vie à ses côtés n’a pas été plus dure que celle que connaissent la majorité des femmes de sa condition.

 

         Maintenant Marie la fille de Jeanne et Jean Girard est en âge de se marier. C’est un beau parti. Sa famille est honorablement connue. Son frère aîné est maire de Dun-sur-Grandy et c’est lui qui la mariera en 1851 – elle a tout juste vingt ans –avec Philippe Balandreau. Ce dernier a vingt-neuf ans. Meunier à Sermages il vient, à la suite du récent décès de son père, d’hériter du Moulin du Bourg dont la famille est propriétaire depuis des générations. Marie  trouve dans la maison de son mari un confort qu’elle n’a pas connu jusqu’alors. Même si sa mère avait tout fait pour améliorer leurs conditions de vie, il n’en demeurait pas moins que la ferme où Marie a grandi n’avait pas toutes les commodités dont elle bénéficie désormais. Le moulin agréablement situé sur le Guignon a fière allure. La façade est percée de larges fenêtres qui laissent pénétrer la lumière. Le sol est carrelé et les murs blanchis à la chaux. Marie prend vite possession des lieux. Elle y installe ses objets personnels et parmi eux le coffre en chêne que son père, veuf depuis peu, a tenu à lui donner. Auparavant Jean a pris soin d’ôter tout ce que Jeanne y avait si précieusement déposé toute sa vie durant et qu’il tient à conserver en souvenir de son épouse.
         Marie va mener une vie bourgeoise. Philippe Balandreau fait parti des notables de Sermages. Il est conseiller municipal et ami du maire, Michel Laumain, gros propriétaire et descendant d’une très vieille famille nivernaise, avec lequel il a combattu pour que leur commune retrouve son indépendance après son annexion à Moulins-Engilbert  lors du Concordat.
         Marie se révèle être une jeune femme de constitution fragile. Sa première grossesse l’oblige à rester allongée plusieurs heures par jour ce qui étonne son époux habitué à sa mère et à ses sœurs qui ont une santé de fer et ne se plaignent jamais d’être fatiguées. Mais le médecin a été formel, si Philippe Balandreau veut des descendants Marie doit se ménager.
Marie-Louise naîtra avant terme. C’est une petite fille délicate. Sa mère épuisée par l’accouchement, a peu de lait. Aussi engage-t-on  une nourrice. Marie se remet doucement. Parfois elle accompagne Philippe à la foire de Moulins-Engilbert. Elle aime dépenser et malgré les réticences de son mari elle achète des étoffes, de la vaisselle…  enfin tout ce qui peut embellir son intérieur. Bientôt la grande salle du moulin sera meublée d’une armoire à deux battants que Marie n’aura de cesse de remplir de linge, d’un bahut en noyer pour la vaisselle et d’une horloge à balancier en laiton qui sonne le décompte des heures et les demi-heures. Désormais Marie n’a plus que faire du coffre de Jeanne qu’elle ne trouve pas assez élégant. Aussi  bien décidée à s’en débarrasser, le fait-elle  transporter dans l’appentis où les paysans ont coutume de déposer leurs sacs de blé à moudre.
Malgré une santé précaire Marie mettra au monde deux autres filles et un garçon. Mais chaque grossesse est pour elle un calvaire. D’année en année elle s’étiole et n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle s’éteindra avant d’avoir atteint la quarantaine, victime de phtisie galopante. Sa fille aînée, Marie-Louise, a dix-sept ans et le petit dernier tout juste huit ans. Philippe se repose sur son aînée pour diriger la maison. Il en sera ainsi jusqu’au jour où il se remariera et que Marie-Louise épousera Gabriel Millary, cultivateur à Moulins-Engilbert.

 

         … "Et voici comment l’aînée des filles de Marie-Louise, Francine, ton arrière-arrière grand-mère est née à Moulins-Engilbert au lieu dit de la Grétaude à deux pas du prieuré, aujourd’hui désaffecté,  de Commagny." Assise sagement à ses côtés Ariane écoute mamie Elisabeth lui raconter comment vivaient  leurs ancêtres voici deux siècles. La petite-fille née à l’aube du vingt-et-unième siècle a bien du mal à imaginer la rude existence des paysans nivernais d’alors. Mais sa curiosité l’emporte et elle ne cesse de poser des questions.
Alors Elisabeth sort la grande boite qui contient les photos les plus anciennes, pour la plupart jaunies et écornées. Les préférées d’Ariane sont celles des mariages ; viennent ensuite celles des communiantes. Quant à celles des bébés, les fesses à l’air à plat-ventre sur une peau de mouton, elles la font rire.
Et Francine son mari tu l’as connu ? Bien sûr répond Elisabeth c’était mon grand-père, Pierre Gauthé. Il travaillait au chemin de fer. Il conduisait des trains comme les TGV ?  Mais non Ariane ! Rappelles-toi je te l’ai déjà expliqué, à l’époque il n’y avait que des machines à vapeur. Un jour je t’emmènerai à la gare de Panneçot, gare qui desservait Moulins. C’est là que mon grand-père avait été affecté.  Le trafic y était intense aujourd’hui la ligne n’existe plus.
Et Francine elle avait des frères et sœurs ? Oui une sœur Jeanne et deux frères Léon et Edouard.
Et Francine combien a-t-elle eu d’enfants ? Quatre. Grand-Mamie Hélène qui était ma maman et  dont tu te souviens et trois garçons, Abel, Etienne et Roger que tu n’as pas connus, c’étaient tes grands-oncles.
Ariane est un peu perdue dans toute cette généalogie qui lui paraît bien compliquée. Mais Elisabeth prend le temps de lui expliquer.
  Et le coffre dans lequel  Jeanne enfermait ses trésors? Qu’est-il devenu ?
Elisabeth sourit. Il a voyagé mais depuis peu il  est revenu… à Sermages. Ariane s’étonne. Alors Elisabeth raconte.
Et bien voilà. Quand Marie-Louise s’est mariée son père a tenu à lui offrir le coffre qui avait appartenu à Marie sa mère et à Jeanne sa grand-mère. Mais après son séjour dans l’appentis où Marie l’avait fait porter, le meuble avait souffert de l’humidité. Il avait fallu toute l’habileté du menuisier et du serrurier de Sermages pour qu’il retrouve son aspect d’antan.
Ensuite ? Ma grand-mère Francine, au dire de ma mère, en a hérité à son tour. Fidèle à la tradition, elle y enfermait ses vêtements et ceux de ses enfants. Désormais le petit compartiment était réservé aux photos de famille. Les plus anciennes, celles que tu regardes avec tant de curiosité, ont été retrouvées là.

  1. Mais pendant tout ce temps-là où était le coffre ?
  2. A la Grétaude où vécurent Marie-louise et ensuite mes grands-parents. Mais il avait fini par être relégué au grenier avant que ma mère n’en hérite à son tour et ne l’emporte à Nevers dans sa maison.
  3. Et après ?

-   Maman a voulu me le donner mais j’ai préféré que ce soit mon fils aîné, ton oncle Gérard le frère de ta maman,  qui l’ai. Quand il est parti travailler à Brest le coffre a suivi dans ses bagages. Et puis il y eut ce dramatique  accident de bateau qui coûta la vie à ton oncle,  laissant ton petit cousin Alexandre orphelin.

  1. Mais…
-  Le hasard a voulu que la maman d’Alexandre, ta tante Chantal, soit revenue dans la région et qu’elle se soit remariée avec… le fils du notaire de Sermages. Sans le savoir elle vit sur les lieux de nos ancêtres puisque, aujourd’hui,  elle habite dans l’ancien Moulin du Bourg que son mari a acheté et rénové. Et, destin extraordinaire, le coffre de Jeanne a retrouvé sa place dans la grande salle où vécut notre aïeule Marie Balandreau.