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Ebeneus, Le petit lapin noir.

Par Maryse et Jean Roussaux

           Ils avaient décidé de nicher dans les buissons, sur la hauteur. Les alentours leur avaient paru propices : une pelouse verte, des cerisiers, source future de festins et un voisinage discret malgré quelques freux effrontés qui venaient effrayer de graciles bergeronnettes et de virevoltantes mésanges charbonnières. Lui, c'était un gros merle bien noir comme il se doit mais avec un bec d'un jaune d'or éclatant, particularité inhabituelle qui, le différenciant des autres mâles, le rendait suspect à leurs yeux. Elle, c'était une merlette toute brune, timide et prête à suivre son merle de mari en toutes circonstances. Aussi n'avait-elle pas discuté quand celui-ci avait imposé le lieu de la nidification. Elle avait même trouvé le choix fort judicieux : un taillis envahi par une clématite sauvage qui les protégerait d'éventuels importuns. Aussi, sans plus tarder, avaient-ils commencé, brindille après brindille, de construire leur refuge.

           Si la merlette était discrète, son époux était un bavard impénitent. Aussi dès leur arrivée, avait-il fait connaissance avec un ménage de pies qui, encore plus jacassant que lui, l'avait informé des derniers potins qui circulaient dans le voisinage. C'était ainsi qu'il avait appris qu'un coq de bruyère battait sa femelle, pratique encore tolérée à l'époque, que des renards rodaient alentour, que parfois, au lever du jour, des chevreuils s'aventuraient hors des bois environnants et qu'enfin, il y a quelques mois, les taupes avaient abandonné leurs galeries devant l'invasion d'une horde de lapins.

           De retour au nid, notre merle rendait compte à sa merlette de tout ce qu'il avait appris. Bien sûr, celle-ci s'inquiétait de la proximité des renards mais ce qu'elle redoutait le plus, c'était les chats. Et des chats ? En avait-on vus dans le voisinage ? Et puis, autre sujet de ses craintes, les buses qu'elle avait aperçues planant haut dans le ciel du matin. Mais son merle de conjoint la rassurait lui certifiant qu'il était prêt à se sacrifier pour préserver leur future couvée.

           Au sein de la communauté des oiseaux, l'arrivée d'un merle au bec jaune d'or avait surpris et suscité de nombreux commentaires. Une jeune mésange qui suivait les cours d'ornithologie de la Bird-School des Andelys une vieille institution créée à l'époque où Richard Cœur de Lion occupait encore le Château-Gaillard - s'était empressée de le baptiser, non sans malice, Canary-Beak. Le surnom avait plu et tous les oiseaux l'avaient adopté. Notre merle n'en avait montré aucun dépit bien qu'au fond de lui-même il en fut attristé. Et pourtant, depuis qu'il était né, il avait l'habitude d'être moqué pour ce bec qui attirait le regard par sa couleur inhabituelle. T'a-t-on conçu parmi les colzas en fleurs lui lançait-on à son passage. Ce complexe aurait pu l'amener à vivre reclus et à mener la vie dure à plus petit que lui. Il aurait pu d'un mouvement d'aile effrayer les moineaux, pourchasser le grassouillet bouvreuil ou la babillante grisette, voire s'attaquer aux nids. Mais non, il n'avait jamais agressé le moindre passereau.

           Cette saison-là, plus encore qu'à l'accoutumée, notre merle s'était fait des amis. Alors que la merlette couvait déjà, il allait ça et là aider mésanges et verdiers à trouver plumes, mousses ou brins de laine pour achever leurs nids. Il déposait ses emplettes au pied des arbres où ces oiseaux avaient élu domicile. Deux pies avaient bien tenté de détourner une partie de ces matériaux mais en vain. De son cri le plus aigu, il leur avait vite fait comprendre qu'elles avaient tout intérêt à se tenir tranquilles.

           Pendant que Canary-Beak jouait ainsi les généreux, sa tendre épouse restait au nid. De temps à autre il venait la relayer pour lui permettre de se dégourdir les pattes et chercher quelque nourriture. Mais la merlette ne s'absentait jamais bien longtemps. Peureuse, elle regagnait bien vite son gîte. Un soir où elle était sortie plus tard que d'habitude, elle avait été effrayée à la vue d'une masse noire tapie dans les hautes herbes. Elle était revenue au nid toute tremblante, n'était-ce pas un chat ? et noir de plus ! Canary-Beak décida d'en avoir le cœur net. D'un coup d'ailes il se rendit là où son épouse avait aperçu la « chose » mais il eut beau survoler les lieux, il ne vit aucun animal errer dans les parages.

           A cette époque, les rabouillères grouillaient de lapereaux pressés de sortir au grand jour. Les pères lapins, malgré leur autorité avérée, avaient du mal à canaliser leurs rejetons. Les mères allaitaient encore leurs dernières portées que celles-ci n'aspiraient qu'à aller gambader dans les espaces herbeux qu'ils apercevaient du terrier. Et ce fut ainsi qu'en ce début du mois d'avril la pelouse se couvrit de lapins. Telle une horde sauvage, avides de liberté après les semaines passées dans le giron maternel, ils s'en donnaient à cour joie, grattant à qui mieux mieux, déterrant les bulbes et les racines, cisaillant la moindre pousse, au grand dam des propriétaires désespérés de voir ainsi leurs plantations saccagées. Les taupes, elles-mêmes, étaient excédées par ces galopins qui chamboulaient les mottes de terre au risque d'obstruer les galeries si durement creusées. Quant aux blaireaux ils supportaient avec résignation les frasques de la gente lapine ; cela ne durerait pas éternellement pensaient-ils : quelques malicieux goupils allaient s'en mêler et tout rentrerait dans l'ordre.

           Mais un phénomène était passé inaperçu : dans une portée l'un des lapereaux était noir. De toute la fratrie il était le seul à présenter un tel pelage. Le chef de la tribu, un mâle autoritaire, était venu constater l'anomalie. Que faire ? n'était-ce pas un signe de bien mauvaise augure ? fallait-il éliminer l'intrus ? Après en avoir délibéré avec ses pairs, il avait néanmoins autorisé la mère à nourrir le petit.

           Maintenant les cerisiers étaient en fleurs. Dans les buissons, s'élevait un concert de pépiements. Le sol et l'air grouillaient d'insectes. Les nichées éclosaient, les mères étaient affairées. Notre merle surveillait de près sa progéniture mais n'en continuait pas moins de voleter ça et là. Et c'est ainsi ainsi, qu'au détour d'une promenade, il découvrit enfin cette « chose » que la merlette avait aperçue. Canary-Beak, après un bref survol, se posa à deux pas de ce qu'il reconnut aussitôt comme étant un jeune lapin, un lapin tout noir. Celui-ci lui parut si triste qu'il engagea la conversation :
-Que fais-tu là tout seul ? Pourquoi ne joues-tu pas avec les autres lapereaux ?
- Ils ne veulent pas de moi.
- Et pourquoi ?
- Parce que je ne suis pas comme eux, parce que je suis noir, tout noir.
- Mais moi aussi je suis noir, lui rétorqua le merle.
- Ce n'est pas pareil. Toi c'est normal, un merle noir c'est noir.
- Et mon bec tout jaune d'or, le crois-tu lui aussi normal ?
- Et, s'approchant du lapereau, le merle lui dit :
- Regarde bien. J'illumine, je resplendis avec mon appendice d'un jaune bouton d'or. Connais-tu mon surnom ? On m'appelle Canary-Beak. Et je trouve cela plutôt marrant.
- On se moque de toi et tu trouves cela amusant, rétorqua le lapereau
- Je n'ai pas le choix. Depuis longtemps j'en ai pris mon parti. Je suis né comme cela et je n'y peux rien. Et de ce bec jaune d'or je suis plutôt fier. Et vive la différence. Toi aussi tu n'y peux rien et tes copains sont des imbéciles à l'esprit rétréci. Si tu le veux, je serai ton ami. Je viendrai chaque jour te voir et nous discuterons ensemble. D'accord ?
Et ainsi naquit une amitié indéfectible entre le lapereau et le merle noir.

           Désormais, chaque fin d'après-midi, on pouvait voir les deux amis en grande conversation. Le lapin arrivait le premier. Peu après, le merle qui le guettait du haut d'un arbre, venait se poser à deux pas de lui en sautillant. Et le merle racontait sa vie, l'éclosion des oufs, les oisillons toujours insatisfaits qu'il fallait nourrir sans cesse à la becquée. Un travail fatiguant pour la mère.Et si l'un d'eux était né avec un bec comme le mien, dit le merle, je lui apprendrais à vivre sa différence. Tout comme toi tu dois apprendre.
-Seulement, moi, personne ne m'apprend, rétorqua le lapereau. Mon père m'a renié. Ma mère m'ignore et mes frères et sœurs se moquent de moi sans arrêt.

           Le merle faisait de son mieux pour réconforter son ami sans vraiment y parvenir. Mésanges et rouges-gorges intrigués par les conciliabules de Canarby-Beak avec le jeune lapin, avaient délégué l'un des leurs pour écouter leur conversation. Et c'est ainsi que toute la gente ailée fut au courant des malheurs du lapereau noir. Il fut vite décidé que de concert avec Canary-Beak on se relayerait auprès du jeune lapin pour l'aider à surmonter son handicap.

           Les cerisiers croulaient sous le poids des cerises. Le merle frisait l'indigestion à force de picorer les fruits les plus murs sur les branches les plus hautes. La merlette venait aussi accompagnée de sa progéniture qui maintenant volait de ses propres ailes. Et chaque soir, à tour de rôle, tous tenaient compagnie au lapin noir. Ils ne savaient que faire pour le distraire. Le plus souvent, ils s'amusaient à chercher un surnom pour leur protégé qui s'y prêtait de bonne grâce. On consultait les dictionnaires et tous faisaient assaut d'originalité. Après bien des tergiversations la majorité se rallia à la proposition d'une bergeronnette qui se piquait d'être une latiniste distinguée. Pourquoi pas Ebeneus ? comme le bois d'ébène si rare et si recherché. Ils avaient tous trinqué à Ebeneus.

           C'est à ce moment-là que le bruit courut que des lapins disparaissaient. Dans les lapinières on s'inquiétait. Certains suggéraient déjà que c'était la présence du lapin noir qui leur portait malheur. Très vite l'indifférence qui jusque-là s'était manifestée à l'égard d'Ebeneus se transforma en haine. Persécuté, il fut obligé de fuir loin des siens et de se réfugier à l'orée d'un bois où un couple de pies, le prenant en pitié, lui indiqua un taillis où il serait en sécurité. Loin de l'abandonner les oiseaux se relayèrent plus encore pour lui rendre visite. Mais le plus souvent les nouvelles qu'ils lui apportaient n'étaient pas bonnes. On avait entendu parler d'un renard qui roderait dans les environs et puis on avait vu des poseurs de collets installer leurs mortels engins dans les hautes herbes, à l'entrée des terriers.

           Il arriva un jour où ni les oiseaux, ni le merle noir ne virent Ebeneus. Ebeneus avait disparu. Le dernier à l'avoir aperçu était le coq de bruyère alors qu'il effectuait sa promenade matinale. Il prétendait avoir conversé un bon moment avec lui. Le merle, la mort dans l'âme, enquêta. Il survola longuement les terriers, sans succès. Les lapins continuaient de proliférer. Ni les collets, ni le renard ne paraissaient désormais leur faire peur. Comme si la malédiction qu'ils croyaient peser sur eux n'existait plus.

           Ce fut un blaireau qui renseigna le merle noir sur le sort d'Ebeneus. Il avait assisté au désespoir du petit lapin noir qui après une ultime visite à sa famille s'était à nouveau trouvé rejeté par ses parents et par ses frères qui l'accusaient d'être la cause de tous leurs maux. Avant même qu'il puisse intervenir il avait vu le petit malheureux se précipiter vers les hautes herbes, juste là où se trouvaient les collets. A l'endroit même où Ebeneus avait disparu, seule restait une touffe de poils noirs accrochée aux broussailles. Le merle, la merlette et tous les oiseaux, les taupes et les blaireaux, et même le suffisant coq de bruyère, décrétèrent une journée de deuil.

           Depuis que cette histoire m'a été contée, je m'en veux un peu plus chaque jour. C'était un de mes collets qui étrangla Ebeneus, le petit lapin noir.

MJ.R - 05/2021