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MIGRAINES

Par Marie-Louise ROUSSAUX dite MARYSE

Le milieu scientifique et une épidémie naissante tissent la toile de fond de ce roman presqu'autobiographique.

DEUXIEME PARTIE

                                            - XXV -

           Ils partirent en vacances au mois de juillet. La seconde semaine de juillet. A cause d'Evelyne qui, sollicitée par un nouveau congrès début septembre, devait sacrifier une bonne partie du mois d'août pour préparer la conférence qu'elle devait y faire. Jacques, pressé de prendre l'air avait activé leur départ laissant à Bernard le soin de régler les affaires en cours.
           Evelyne avait émis le désir de descendre dans le Midi pour y jouer les lézards et Jacques soucieux de leur confort avait opté pour l'arrière-pays niçois plus tranquille que les bords de mer. Evelyne qui avait besoin de repos s'inclina. Et ce fut ainsi qu'ils se retrouvèrent dans une petite pension de famille, à l'écart des grands axes, entre Puget-Théniers et Entrevaux. Ernestine les y avait conduits sans problème. Et pourtant, entre l'autoroute du sud et les abords de la côte très encombrés, elle avait eu bien du mérite à parvenir à bon port sans caler.
           Evelyne allait mieux. Sans parler de guérison son état s'était nettement amélioré. Les deux derniers mois avaient été décisifs. Tout avait été très vite, presque trop vite à son goût. Mais Clément avait tranché dans le vif. Les dernières pièces du puzzle en place, il avait décidé d'arrêter les séances. Autant pour elle que pour lui. Considérant qu'elle était arrivée à un tournant de son analyse, il lui avait conseillé, si elle le souhaitait, de poursuivre avec l'un de ses confrères. Après bien des hésitations, il avait enfin trouvé le courage de l'éloigner et de mettre fin à une situation qu'il avait jugée hypocrite depuis le début. Quand il lui avait exposé son point de vue, elle l'avait regardé sans rien dire mais il avait deviné que de son côté aussi elle était soulagée. Mais avait-elle compris que s'il avait accepté de la prendre en charge c'était uniquement par faiblesse, par incapacité de dire non à Jacques ? Avait-elle compris qu'il avait été jusqu'à sacrifier son équilibre mental pour l'aider à voir clair en elle ? Avait-elle compris que son amour pour Jacques était encore plus indéfectible que le sien ? Il n'en était pas certain mais il espérait qu'un jour peut-être elle comprendrait qu'elle lui était redevable de ce qu'il avait fait bien à contrecour. Il n'eut pas longtemps à s'interroger car la lettre qu'il reçut peu après le réconforta.
           En effet, depuis la dernière séance qui avait mis fin à leurs rencontres, Evelyne avait beaucoup réfléchi. Aujourd'hui elle avait honte de s'être comportée aussi égoïstement. Sans Clément où en serait-elle aujourd'hui ? A posteriori elle lui savait gré d'avoir osé la pousser dans ses retranchements les plus secrets. Elle l'avait détesté mais au bout du compte ne l'avait-il pas, par une attitude volontiers désobligeante, obligée à sortir de ses gonds et à se libérer enfin de ce qui, depuis des années, l'empêchait de vivre normalement. Aussi, avant de partir en vacances, décida-t-elle de lui écrire pour le remercier.
           Jacques n'avait rien su de cette démarche épistolaire. Car, désormais lucide, elle n'aurait pas supporté de l'entendre médire sur un homme qui par amour pour lui avait accepté de transgresser les règles les plus élémentaires de sa profession. Jacques n'avait rien à faire des états d'âme de Clément. Une seule chose comptait : la guérir. Mais à quel prix ! En parfait égoïste il s'était servi de Clément refusant d'admettre qu'il le confrontait ainsi à un dilemme des plus douloureux. Maintenant Evelyne cherchait des excuses à Jacques. N'avait-il pas pour habitude de foncer sans trop réfléchir aux conséquences possibles de ses décisions prises à la hâte ? Il avait cru bien faire en la confiant à Clément. En toute franchise que pouvait-elle lui reprocher ? Rien. Alors à quoi bon se torturer la cervelle. Une nouvelle vie s'ouvrait peut-être devant elle et elle devait tout mettre en ouvre pour en profiter pleinement. Dans l'immédiat elle n'avait pas encore décidé si elle devait poursuivre sa thérapie. Quand Jacques l'avait interrogée à ce sujet elle était, une fois de plus, restée évasive :
- Les vacances m'aideront à y voir clair. Ensuite j'aviserai. Dans l'immédiat profitons des jours qui viennent.
           Jacques avait paru surpris mais il n'avait pas insisté. Il serait temps d'en parler à Clément dès leur retour.
           Le soleil et le grand air leur firent du bien. Ils essayèrent à plusieurs reprises de jouer au tennis mais la chaleur était si forte que passé dix heures du matin il n'était plus question de fréquenter les courts. Et comme ils n'étaient pas spécialement lève-tôt, ils laissèrent très vite la raquette au vestiaire. La piscine de l'hôtel les accueillit plus volontiers et entre deux séances de bronzage ils partaient explorer les environs qu'ils ne connaissaient pas.
           Malgré leur besoin de calme, ils descendaient souvent jusqu'à Nice. Ils arpentaient avec plaisir les ruelles étroites de la vieille ville. Ils achetaient des fruits aux producteurs locaux qui venaient chaque matin vendre leur récolte sur le marché. Ils déjeunaient dans de petits restaurants qui ne payaient pas de mine et découvraient les saveurs de la cuisine niçoise au travers des beignets de fleurs d'aubergine, des pâtes au pistou, de la porchetta et de la tourte aux épinards.
           Au hasard de leurs promenades, ils découvrirent la fameuse verrerie de Biot. Objets en verre bullé fabriqués sous les yeux des visiteurs. Fascination de la pâte en fusion, rutilante au bout de la canne du souffleur, magie des formes qui naissent de l'inspiration du maître verrier. Evelyne s'émerveilla. Dans le hall d'exposition, un panier en osier à la main, elle s'octroya le plaisir de choisir un à un des verres à pied de couleurs variées. Le rêve devenait réalité ! Pour la première fois depuis longtemps elle réapprenait peu à peu à vivre avec les objets aussi futiles puissent-ils être. Doucement, tout doucement. Au fond d'elle-même elle savait très bien que la partie était loin d'être gagnée. Elle ne se faisait pas d'illusion : changer, du jour au lendemain, son mode de vie actuel n'allait pas être facile.
           Quinze jours, lorsqu'il fait un temps splendide et qu'on mène une vie de farniente, passent très vite.
           Sur le chemin du retour, ils firent escale à Forcalquier chez Bob et Monique, le couple exubérant du soir de Noël, qui passaient leurs vacances à restaurer un vieux cabanon. Evelyne qui se souvenait encore de leur comportement outrancier quand ils étaient arrivés après s'être trompés deux fois d'étage, était inquiète à la seule idée de les revoir.
           Mais ses craintes s'évanouirent lorsqu'ils arrivèrent. A l'écart du monde, au milieu des oliviers, des amandiers et des vignes, le couple rayonnait de bonheur. Monique s'occupait du jardin et faisait la cuisine tandis que Bob s'occupait des travaux de réfection avec l'aide des artisans du coin tous devenus des copains. Aussi, la journée à peine finie, c'était à qui resterait jouer à la pétanque ou à boire le pastis. Autant dire que la remise en état du cabanon n'avançait pas vite !
           La venue de Jacques et d'Evelyne fut l'occasion de trinquer tous ensemble. Très vite le pastis fit son effet et c'est d'excellente humeur qu'ils se préparèrent à dîner. Monique prit Evelyne par le bras et l'entraîna d'autorité vers la cuisine où une bonne odeur de fricot chatouillait les narines. Un sauté de veau mijotait sur la gazinière et un tian de pommes de terre finissait de dorer au four. De quoi avoir l'eau à la bouche.
- On se tutoie ? Evelyne acquiesça. Ce n'était pas dans ses habitudes mais comment refuser alors que Monique et Bob tutoyaient Jacques. Et puis Monique bien que toujours aussi bavarde, lui parut beaucoup plus sympathique qu'à Paris.            Alors qu'Evelyne aidait Monique à dresser la table, celle-ci racontait avec force détails leur vie au cour des oliviers :
- Comme tu peux voir, ici on se détend. Bob en avait drôlement besoin, je t'assure. Paris le met sur les nerfs. C'est bien dommage que vous ne puissiez pas rester quelques jours avec nous. Je suis certaine que tu aurais apprécié la région.
C'est génial par-ici !
- On reviendra promit Evelyne qui ne savait pas quoi dire.
- J'espère bien renchérit Monique. Quand on a goûté la vie ici on n'a pas envie de repartir.
- Il faut bien rentrer soupira Evelyne. Sans compter que Jacques voudrait trouver au plus vite un appartement pour que nous puissions nous installer.
- Alors c'est vrai vous vous êtes enfin décidés ! Vous avez raison de ne pas attendre plus longtemps. Jacques a besoin de stabilité.
           Monique se voulait compréhensive et rassurante. Mais elle connaissait Jacques de longue date et savait bien que, sous des apparences décontractées, se cachait un homme autoritaire aux côtés duquel il était exclu de mener une existence paisible. Monique aurait bien aimé faire parler Evelyne sur le sujet mais celle-ci qui n'avait pas l'habitude de parler de ses problèmes personnels s'empressa de détourner la conversation :
- Combien de temps faut-il pour remonter sur Paris ?
Bob qui, suivi de Jacques, venait de pénétrer dans la cuisine avait entendu la question et répondit à la place de Monique :
- Tout dépend de la circulation. En moyenne il faut compter dix heures. A votre place, je coucherais ici ce soir et partirais demain matin à la fraîche. Enfin je vous fais cette proposition si un confort rudimentaire ne vous rebute pas et si Jacques n'a pas prévu de rentrer dès ce soir en roulant toute la nuit à toute allure comme à son habitude !
           Jacques protesta puis voyant qu'Evelyne était d'accord pour rester il accepta l'invitation de son ami.
           Ils dînèrent à la bonne franquette. Sur une table de jardin bancale et à moitié repeinte. Dans des assiettes dépareillées et monnayées un franc pièce dans un bric-à-brac dont les Chiffonniers d'Emmaüs ont le secret. Mais le sauté de veau accompagné du tian était délicieux.
           Evelyne était de plus en plus intriguée par toutes ces femmes qui n'avaient pas l'air de trouver que faire la cuisine était une tâche fastidieuse et qui, plus encore, donnaient même l'impression d'y prendre un véritable plaisir. La mère de Jacques n'entrait-elle pas en cuisine comme on entre en religion et Monique ne s'activait-elle pas volontiers pour confectionner de petits plats fort appréciés ? Comment l'activité principale de ces femmes pouvait-elle se résumer à des occupations aussi banales ? Evelyne avait du mal à l'admettre et tremblait à l'idée d'en passer par là si Jacques venait à lui demander. Certes, à plusieurs reprises il l'avait rassurée sur ce point mais était-il sincère ?
           Le lendemain matin, dès l'aube, ils quittèrent Forcalquier. Monique leur avait préparé tout un assortiment de production locale : deux bidons d'huile d'olive, des bocaux d'olivettes, des tomates, des aubergines, un pot de miel et un cageot de fruits. Il fallut caser le tout, tant bien que mal, dans le coffre exigu de la voiture. Pauvre Ernestine ! Inutile de dire qu'elle avait désormais un excellent prétexte pour se montrer poussive dans les côtes.
           Ils mirent douze heures pour parvenir aux portes de la capitale. Car ils s'étaient retrouvés bien malgré eux au cour même de l'habituel chassé-croisé des vacanciers qui rentraient ou qui partaient en cette fin de juillet. Tout au long du parcours, ils durent supporter, à chaque péage, des files d'attente interminables et, au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient de Paris, des kilomètres de bouchon. Ils arrivèrent fourbus ayant laissé une bonne part du bénéfice de leurs vacances sur l'autoroute du sud.

                                            - XXVI -

           Paris au mois d'août suait l'ennui. Certes, en dehors des quartiers vantés par les guides où des nuées de touristes se précipitaient en rangs serrés, il était plus aisé qu'en temps normal de flâner tout à son aise et surtout de trouver une place pour garer sa voiture. En contrepartie, les boulangeries, les pharmacies et les pompes à essence ouvertes se faisaient rares ; les services administratifs fonctionnaient au ralenti et la majorité des entreprises était fermée. De retour au cabinet, Jacques, après avoir étudié les dossiers en suspens que Jeanne lui avait laissés, se trouva vite désouvré. Alors pour s'occuper, il se mit en quête d'un appartement. En location. Ni trop cher, ni trop petit. Une utopie dans le paradis perdu qu'était devenu Paris où les loyers montaient en flèche et où le mètre carré se vendait à prix d'or.
           Pendant que Jacques prospectait auprès des agents immobiliers, Evelyne travaillait ferme au laboratoire. Elle avait repris des expérimentations laissées en suspens et qui menées à bien allaient lui permettre d'étayer sa conférence. Elle était d'autant plus motivée qu'à son retour elle avait trouvé sur son bureau un petit mot de J.T. Celui-ci lui laissait entendre (une gestation dure neuf mois alors prudence) que son équipe avait enfin réussi une fécondation « in vitro » et qu'après transplantation un début de grossesse était en cours chez une femme en traitement dans leur service pour stérilité tubaire.
           Evelyne était contente pour J.T. Elle le connaissait depuis déjà pas mal d'années. Elle le savait pugnace, astucieux voire à l'occasion téméraire. Toutes ces qualités en faisaient un excellent expérimentateur. Seul un esprit frondeur peu apprécié par ses supérieurs hiérarchiques avait quelque peu nuit à sa carrière. Toutefois, malgré de nombreuses passes d'armes qui faisaient l'objet de savoureuses anecdotes dans tous les laboratoires où il avait travaillé, J.T. avait fait son chemin. Et aujourd'hui il se retrouvait l'une des principales chevilles ouvrières de l'équipe la plus qualifiée pour réussir le premier bébé-éprouvette français.
           Lorsque le soir, Evelyne retrouva Jacques pour aller visiter un appartement, elle aurait aimé lui annoncer la bonne nouvelle : une équipe française allait enfin réussir ! Mais elle se tut car elle avait compris une fois pour toutes que Jacques s'agaçait vite quand elle faisait allusion à son laboratoire et à ses collègues. Autant lorsqu'ils s'étaient rencontrés il avait été intrigué par son activité autant il venait maintenant lui reprocher de trop s'impliquer dans son travail. Il oubliait qu'elle n'avait rien fait d'autre pendant des années et que même si aujourd'hui elle envisageait de mener une vie plus ouverte sur le monde elle continuerait à se passionner pour ses recherches. Bien que Jacques ne le lui dise pas explicitement, il n'y avait pas de doute que dans son esprit le métier d'avocat primait sur celui de chercheur. Aussi, sans faire de concession, Evelyne évitait, le plus possible, des affrontements inutiles qui n'auraient abouti qu'à créer une situation conflictuelle au sein de leur couple.
           Depuis qu'ils espéraient dénicher un appartement en un temps record, Jacques qui ne plaignait pas sa peine, épluchait les petites annonces, cochait les propositions qui semblaient correspondre à leur souhait, téléphonait. et prenait rendez-vous.
           Ce soir-là, ils eurent à choisir entre une sorte de hangar compartimenté et pompeusement appelé « élégant rez-de-chaussée » dans le treizième arrondissement, une cage à poule dans le quatorzième et un sombre trois-pièces sans ascenseur dans le cinquième.
           Découragé Jacques allait froisser la feuille sur laquelle il avait inscrit les différentes adresses quand Evelyne remarqua qu'il en restait une dont il avait omis de parler.
- Et celle-ci ? demanda-t-elle étonnée.
           Jacques prit un air excédé pour répondre :
-Voyons c'est trop excentré !
- Rue du Moulin-des-Prés ? Mais c'est à deux pas de la place d'Italie. Ce n'est pas si loin que tu le prétends. On ne risque rien à y aller voir.
- Je te le répète c'est trop excentré !
- Dans ce cas on se demande pourquoi tu ne cantonnes pas tes recherches à l'île Saint-Louis et fais-moi signe quand tu auras trouvé un ravissant quatre pièces avec vue sur la Seine et pas cher du tout !
           Evelyne finissait par s'énerver. Au ton de sa voix, Jacques comprit qu'il avait intérêt à céder et il céda.
           Le 35 rue du Moulin-des-Prés était une maison particulière. Une grande maison à deux étages. Ce genre de maison bourgeoise qui faisait fureur au début du dix-neuvième siècle et qui attire encore le regard quand on se promène du côté de Rueil-Malmaison, de Marly ou de Louveciennes. Une maison toute blanche, flanquée de deux tourelles avec des contrevents peints en gris perle, un toit pointu en ardoise et une girouette perchée au sommet.
           Ils sonnèrent. L'interphone moderne installé depuis peu, semblait-il, grésilla. Ils déclinèrent leur identité et le portail s'ouvrit automatiquement.
           Du dehors on ne devinait pas le jardin que cachaient les murs d'enceinte. Aussi quelle ne fut pas leur surprise de découvrir que cette propriété, en plein Paris, avait encore la chance d'en posséder un. Ils ne purent s'empêcher de s'arrêter pour admirer les parterres fleuris et bien entretenus tandis que sur le perron une femme appuyée sur une canne les observait.
           Soixante-dix ans. La classe. Mieux : incontestablement racée. Une femme pour qui plaire faisait encore partie du quotidien. Droite comme un i malgré la canne, elle les regardait fièrement s'avancer vers elle. Vêtue d'une robe en mousseline et chaussée de fines sandales à lanières elle gardait une silhouette juvénile qui étonnait.
           Jacques s'inclina devant leur hôtesse qui lui tendit la main d'une telle manière qu'il se sentit obligé, à la grande stupéfaction d'Evelyne, d'esquisser un léger baisemain. Cette femme louait un appartement. Pas ici ? Si. La maison était devenue trop vaste depuis qu'elle y vivait seule, alors elle avait décidé de louer le second étage. Elle avait mis une annonce la semaine dernière dans la gazette du Palais. Son défunt mari avait été magistrat, voilà pourquoi elle avait eu l'idée de s'adresser à ce journal pour trouver un locataire.
           « Si vous le permettez, je vais vous faire visiter les lieux »
           Ils contournèrent la maison pour gagner l'arrière. Dans une des deux tourelles, une porte s'ouvrait sur un escalier en colimaçon qui conduisait directement à l'étage supérieur sans passer par les pièces du rez-de-chaussée et du premier.
           Le second étage comportait quatre grandes pièces plus une petite rotonde ; une vaste cuisine ; une belle salle de bains et deux débarras. Un chauffage individuel au gaz avait été installé récemment à en juger par la chaudière toute neuve. Le loyer annoncé n'était pas mince mais comparé à ceux proposés pour des appartements souvent quelconques il restait très abordable.
           Depuis qu'elle avait vu la maison, Evelyne se demandait si elle ne rêvait pas. La coïncidence était inouïe. C'était sa maison blanche qu'elle visitait. Tout y était : l'oil de bouf, la vigne vierge, le perron, les portes-fenêtres. Tout, à l'exception peut-être des tourelles. Même la baignoire ancienne avait des pattes de lion et la cuisine était décorée de carreaux de faïence blanche et bleue de Delft.
           Jacques, auquel Evelyne n'avait jamais raconté en détail ses délires nocturnes, ne se doutait pas de l'importance que revêtaient soudain pour elle ces lieux. Il arpentait les pièces, conscient seulement de tout ce qu'un tel appartement représentait au cour de la capitale (après avoir dit qu'il était trop excentré !) : espace, calme, rareté et originalité. Cette femme aurait pu en demander un loyer beaucoup plus élevé mais l'argent ne semblait pas être sa préoccupation majeure. Seule la peur de vivre isolée et sans défense dans cette grande demeure qu'elle devait chérir l'avait incitée à prendre des locataires. Jacques réfléchissait. L'occasion était unique, il devait en convenir. Evelyne se taisait. Elle était sous le charme et mourait d'envie de crier son désir de venir habiter là.
           La propriétaire attendait en silence estimant que leur décision devait être prise sans précipitation. Elle avait seulement précisé qu'ils pourraient abriter leur voiture dans l'un des deux garages et profiter d'un coin du jardin sans supplément de prix. Un parking gratuit et un morceau de verdure en prime ! Jacques craquait. Ernestine qui occupait un box dans un garage proche de la place Maubert lui coûtait cher. Quant à disposer d'un petit bout de pelouse c'était la cerise sur le gâteau ! Il se tourna vers Evelyne prêt, s'il le fallait, à utiliser force arguments pour la convaincre d'accepter. Mais il n'eut pas à le faire : d'un signe de tête elle lui fit comprendre qu'elle aussi avait envie de vivre là.
           Le contrat fut signé le lendemain. Evelyne avait encore bien du mal à réaliser qu'elle allait habiter la maison qui avait hanté ses nuits.
           Ils décidèrent de profiter du mois d'août pour emménager. Evelyne loua son studio à un collègue qui justement cherchait à se loger à proximité du Muséum où il travaillait puis elle fit transporter le peu de meubles dont elle disposait dans leur nouvelle demeure. De son côté, Jacques qui, depuis son divorce, occupait l'appartement d'un ami n'eut guère besoin de plus d'une soirée pour emballer ses affaires personnelles.
           Après inventaire, ils réalisèrent qu'ils ne possédaient que bien peu de mobilier. Tout était à concevoir, à désirer, à installer. Pour Evelyne qui jusque-là n'avait jamais attaché d'importance à l'aménagement de son intérieur, la tâche s'avérait nouvelle et délicate. Cette maison où elle allait vivre lui lançait un fameux défi !
           Jacques pris d'une frénésie soudaine courait les magasins pour comparer les prix et tenter de commander l'indispensable malgré des délais de livraison interminables qui le rendait fou. Sans beaucoup de succès, Evelyne tentait de dresser des listes qu'elle ne cessait de modifier d'une journée à l'autre. Très inexpérimentée en matière d'intendance ménagère, elle se dispersait faute de savoir par quel bout commencer. En un sens, elle aurait voulu que, comme dans ses rêves, les objets dont elle avait besoin se mettent en place d'un coup de baguette magique. Elle ignorait que ce qui fait l'élégance, l'intimité, la chaleur d'un intérieur, se construit au fil des ans avec beaucoup de patience et de ténacité. Mais, elle découvrait que l'achat d'un appareil ménager, si sophistiqué soit-il, ne suffit pas à rendre une cuisine accueillante. Elle découvrait que la livraison d'un meuble n'est souvent qu'un épiphénomène dans l'ordonnance d'un salon ou d'une chambre si on ne se donne pas le mal de le choisir avec soin telle une pièce de collection dont on aimerait être l'unique possesseur. Elle prenait conscience des exigences contraignantes que le réel, comme l'imaginaire, imposait et qu'on devait tout autant satisfaire au risque de tomber, de la même manière, sous l'emprise impitoyable des objets. Elle ne se leurrait pas : les mois à venir allaient être un test décisif. Ce que Clément avait ébauché elle avait pour mission de le consolider. Cependant, si le prix à payer passait sans doute par la poursuite d'une psychothérapie, il passait surtout par l'investissement moral qu'elle consentirait à accorder cette demeure. sa demeure désormais.

                                            - XXVII -

           Clément avait passé un été difficile. Tout s'en était mêlé.
           Appelé d'urgence à Cabourg où ses parents séjournaient depuis le début juillet, il trouva sa mère très affaiblie. Quelques jours auparavant, une forte fièvre et des vomissements subits l'avaient obligée à s'aliter et le médecin avait diagnostiqué une hépatite virale. Les soins prodigués rapidement avaient évité d'éventuelles complications mais la malade restait prostrée réclamant son fils qui, dans son esprit, s'il tardait à venir, ne la reverrait pas vivante.
           Clément avait beau savoir que sa mère avait le don de tout dramatiser, il n'avait pu s'empêcher de se précipiter à son chevet. Elle le reçut, cette fois, sans aucune mise en scène. Jaune comme un citron trop mûr, les yeux injectés de bile, recroquevillée au fond de son lit, elle ressemblait plus que jamais à ces femmes nomades, aux visages émaciés, au teint mat et aux yeux bridés qui vivent encore aujourd'hui aux confins de l'Asie Centrale.
           Mais qui étaient donc ses ascendants maternels pensa Clément en la voyant. D'où venait cette mère inconnue dont elle n'avait jamais parlé ? Quel affreux secret tenait-elle encore à préserver aujourd'hui ? Clément voulait connaître la vérité. Soudain il réalisa que si sa mère venait à mourir elle partirait sans lui avoir révélé ses origines. et cette idée lui était insupportable.
           Les jours qui suivirent furent sévères. Tout l'entourage était inquiet.
Les domestiques, habitués à être dirigés par une femme énergique, la voyant soudain si mal en point, commencèrent à la croire perdue.
           Mais Hélène peu à peu se rétablit. L'arrivée de son fils l'avait aidée à remonter la pente. En revanche, la présence de son mari qui supportait mal la maladie et ne s'en cachait pas, l'irritait au plus haut point. Aussi, dès la venue de Clément le vit-on filer sur Paris sous prétexte de régler une affaire urgente.
           Clément resta auprès de sa mère tout le temps de sa convalescence. Les premiers jours pour éviter de la fatiguer il s'abstenait de trop parler. Et pourtant il mourait d'envie de l'interroger sur ce mystère familial qu'il voulait connaître.
           Un soir qu'ils prenaient le frais sur la terrasse de leur villa, face à la mer, il se hasarda :
- Maman. Il ne l'avait pas appelée par son prénom comme elle l'exigeait depuis des années. Mais cette fois elle ne sembla pas y prendre garde.
- Oui ?
- Pourquoi ne m'as-tu jamais parlé de ta mère et de tes origines ?
           Hélène sursauta. Malgré son manque momentané de combativité, elle voulut faire front et se contenta une fois de plus d'une réponse évasive.
- A quoi bon, il n'y a rien à dire, car je ne sais rien moi-même.
           Clément insista :
- Si, tu sais, et je veux savoir.
           Alors, Hélène regarda son fils et se mit à pleurer. Doucement, sans bruit. Elle pleura tout le temps qu'elle parla racontant enfin ce qu'elle lui avait toujours caché.
           « Ta grand-mère était tzigane. Sa famille venait de Hongrie. Ils étaient arrivés à Cracovie à la fin du siècle dernier. Elle était alors une enfant. En grandissant elle devint une très jolie fille. Très sûre d'elle. Insolente mais séduisante. Voilà ce que pensaient les hommes en la voyant. Les femmes la détestaient à cause de ses allures provocantes et parce qu'en Pologne les Tziganes étaient plus honnis encore que les Juifs.
           Mon père était un homme timide. Fils d'un marchand de tissu et neveu d'un rabbin sans grande ambition, il vivait chichement de son travail de fourreur. Selon la tradition, la famille l'incitait à prendre femme car à trente ans être encore célibataire n'était pas bien vu. Mais on eut beau lui présenter toutes les jeunes filles de la petite communauté juive en âge de convoler, il les refusa. Puis un jour, pour son malheur, il l'aperçut lors d'une fête. Elle dansait avec d'autres filles, s'exhibant sans pudeur pour gagner l'argent dont ils avaient, elle et sa famille, grand besoin.
           Tu peux imaginer la suite. Mon père tombe amoureux fou d'Aïcha. Un drôle de prénom qui ne présageait rien de bon aux dires des matrones juives. Tout les opposait. Leurs origines, leurs caractères, leurs familles. Mais Aïcha était maligne. Elle se laissa séduire et il dut l'épouser malgré la réprobation générale. Je naquis sept mois plus tard. Une fille ! Si j'avais été un garçon les choses se seraient sans doute passées autrement. Or une fille n'a aucune importance dans une famille juive. Aucun de ses proches n'aida mon père qui, pendant deux ans, lutta pour garder Aïcha auprès de lui. Car ma mère supportait mal de vivre au fond de la boutique d'un fourreur, dans l'atmosphère étouffante des peaux qui séchaient pendues au-dessus de sa tête. Bien que ton grand-père cédât à tous ses caprices, elle finit par partir, sans prévenir, avec un autre homme. Un homme de sa race.
           Enfant du péché, je devins l'opprobre de la famille. Tante Sophie qui était la plus jeune sour de mon père vint s'installer chez nous pour s'occuper de moi. J'avais trois ans. Je quittai Cracovie deux ans plus tard pour Nancy où, toujours chaperonnée par ma tante, nous habitâmes chez des lointains cousins qui avaient fui la Pologne lors des insurrections de 1863 et immigré en France. Ton grand-père resté à Cracovie écrivait de moins en moins souvent, puis peu à peu la famille se dispersa et les nouvelles se raréfièrent encore. Tante Sophie épousa le rabbin de la petite synagogue de Pont-à-Mousson et je passai toute mon adolescence dans cette ville.
           L'orpheline que j'étais subissait son sort sans rien dire. J'avais pris l'habitude de ne poser aucune question sur ma mère, la non-juive comme on l'avait surnommée ironiquement dans la famille. Tu connais la suite : malgré cette tare et mon absence de dot, très jeune j'épousai ton père qui souhaitait avoir une femme soumise à ses côtés. Ma condition ne me permettait pas de refuser. Je faisais, dans l'esprit de ma tante, un mariage inespéré. Pour plaire à tout le monde je devins l'épouse docile qu'on attendait. Enfin je fis de mon mieux ! Quant à toi, lorsque tu naquis tu devins ma raison d'exister. Je pouvais être fière : j'avais mis au monde un fils. Je t'ai beaucoup choyé j'en conviens et ton père me l'a souvent reproché mais je ne regrette rien. »
           Clément regardait sa mère pleurer. Ainsi, c'était là son secret, son terrible secret ! Une banale histoire de femme adultère au sein d'une petite famille juive rigoriste. Il avait envie à la fois de rire et de pleurer. Mais que craignait donc sa mère pour s'être tue pendant toutes ces années ? Un mari toujours prêt à lui reprocher ses origines bâtardes ? Un fils honteux de sa mère ? Qui pouvait bien, sinon la tante Sophie, l'avoir traumatisée, pour qu'aujourd'hui encore persiste chez elle un sentiment de culpabilité aussi aigu ?
           Clément débordait d'amour pour cette femme qui avait souffert toute sa vie sans comprendre qu'on s'était servi du scandale de sa naissance pour l'obliger à se plier aux exigences de la famille. Et si sa mère l'avait si souvent agacé par des attitudes provocantes, il prenait enfin conscience que cela avait été son seul moyen de défense au sein d'un monde dans lequel elle n'avait pas son mot à dire.
           Ce soir-là, ils parlèrent longtemps. Et le lendemain lorsque Clément vint saluer sa mère avant de regagner Paris, il trouva une femme apaisée, presque rajeunie malgré les traces que la maladie laissait encore sur son visage amaigri.

           A Paris, Clément retrouva Jean-Lou. Celui-ci avait comme projet de monter dès la rentrée « Le Diable et le Bon Dieu ». Aussi, travaillait-il à la mise en scène qu'il voulait originale. Son état de santé s'était plutôt amélioré. Il était retourné par deux fois consulter à l'hôpital et on lui avait seulement proposé d'ôter le gros ganglion qui, situé à la base du cou, le gênait lorsqu'il tournait la tête. L'ablation devait se faire début septembre. Mais fin août, alors que Clément venait à peine de rentrer de Cabourg, Jean-Lou se plaignit de nouveaux symptômes. Une toux sèche et rocailleuse le secouait fortement tandis que s'installait une forte fièvre, tenace, résistante à toute médication. De plus en plus fréquemment, il était aussi sujet à des suées nocturnes qui l'obligeaient à changer de pyjama une à deux fois par nuit. Il fallut quelques jours pour diagnostiquer une pneumonie. Clément qui avait contacté le service où Jean-Lou était suivi le fit hospitaliser en urgence. A nouveau il fut soumis au grand jeu des examens, analyses et prélèvements de toutes sortes. Les résultats convergèrent : pour une raison inconnue, les défenses immunitaires du malade étaient très affaiblies. Ce qui expliquait la facilité avec laquelle il avait contracté cette pneumonie. Un cas rare : une pneumonie à Pneumocystis carinii (un gentil petit protozoaire très envahissant quand on a l'imprudence de lui laisser le champ libre) que seul un médicament difficile à se procurer car fabriqué uniquement aux Etats-Unis, l'isothionate de pentamidine, était censé parvenir à endiguer. Aussi l'espoir de tirer Jean-Lou de ce mauvais pas était mince. Si seulement cette maudite fièvre voulait bien diminuer !

           Et septembre arriva. Clément rouvrit son cabinet. Une nouvelle cohorte de patients, déprimés par leurs vacances, prenaient déjà rendez-vous. Evelyne manquait à l'appel. Après ce qui s'était passé et le petit mot qu'elle lui avait écrit, elle n'avait plus aucune raison de lui donner signe de vie. Allait-elle poursuivre son analyse chez l'un de ses confrères comme il le lui avait conseillé ? Il le souhaitait car il estimait qu'elle était loin d'être guérie et qu'une rechute était toujours possible.
           Dès ses premières consultations, Clément découvrit à quel point la jeune femme lui manquait. Son absence lui révélait combien il s'était habitué à la recevoir. Lorsque arrivait l'heure à laquelle Evelyne avait l'habitude de venir, il tendait l'oreille guettant ce bref coup de sonnette à peine appuyé qui lui était si particulier. D'un côté il espérait sa venue, de l'autre il comptait sur son caractère discipliné pour qu'elle n'en fît rien.
           De Jacques, Clément n'avait aucune nouvelle et n'en attendait plus. Même si au cours de l'année qui venait de s'écouler il avait souffert, son amour pour Jacques était resté intact. De plus en plus souvent, Clément ressentait l'inanité de ce sentiment mais il ne faisait rien pour l'endiguer.
           Quel ne fut pas son étonnement quand, début octobre, Clément reçut un appel téléphonique de Jacques. Sans s'excuser de son long silence, il le conviait à déjeuner. Clément ne put s'empêcher de sourire. Jacques n'avait pas changé. Il fonçait toujours droit devant lui sans s'inquiéter des autres. Sur l'instant, Clément envisagea de refuser l'invitation. Puis il se ravisa. Accepter de voir Jacques c'était une manière d'avoir des nouvelles d'Evelyne ce dont il avait fort- envie.
- Quand veux-tu ? Demain ?
- Parfait
- Où ?
- Chez Bofinger. On se commandera une choucroute.
- Entendu. A demain.
           Clément raccrocha. Toute la journée il rumina. Que voulait Jacques ? Son appel n'était pas anodin. Voulait-il encore lui parler d'Evelyne ? Voulait-il lui demander de s'en occuper à nouveau ? Et dans ce cas pouvait-il accepter ?
           Clément ne savait plus très bien où il en était. Entre sa mère convalescente, Jean-Lou très malade et ces deux-là, Evelyne et Jacques, qui chacun à leur manière l'obsédaient, il se sentait écartelé, incapable de dire lequel pouvait encore lui apporter une raison d'espérer.

                                            - XXVIII -

           De la rue des Francs-Bourgeois à la Bastille il n'y a qu'un pas que Clément franchit à pied. Il faisait beau. C'était une belle journée dont Paris a le secret après les lourdes chaleurs de l'été. Tout d'abord une brise matinale se charge de balayer les nuages puis un soleil automnal se faufile dans les moindres ruelles éclairant tout d'une lumière blanche.
           Clément allait d'un pas tranquille. Il était en avance ce qui lui donnait tout loisir de flâner. Tout en marchant il réfléchissait. Qu'allaient-ils pouvoir se dire, Jacques et lui, après un an ou presque de silence ? Inlassablement il songeait à leur première rencontre dans le prétoire de Versailles et aux conversations animées et si pleines d'intérêt qu'ils avaient eues par la suite lors de déjeuners ou de dîners en tête-à-tête. Moments bénis qu'il avait le plus souvent suscités, bien incapable alors de dominer la passion qui s'était emparée de lui. Puis, il y avait eu Evelyne que Jacques inconscient lui avait confiée. Evelyne et ses problèmes. Evelyne qu'il avait détestée parce que Jacques était plein de sollicitude pour cette femme qui n'allait vraiment pas avec lui ! Jacques amoureux ! De quoi rire quand on le connaissait ! Un parfait égoïste, sans scrupule, prêt à tout pour parvenir à ses fins. Et pourtant il était impossible de ne pas l'admirer, de ne pas l'aimer !
           Chez Bofinger, Jacques attendait Clément en terrasse, attablé devant un Kir.
- Hello Clément ! Content de te voir ! Il fait tellement beau que j'ai décidé que nous déjeunerions à l'extérieur.
           Clément s'assit sans faire de commentaire. A quoi bon donner son avis, Jacques avait déjà choisi.
- Comment vas-tu Jacques ?
- Très bien. Dis donc ça fait une paye que nous nous sommes vus ! Aussi me suis-je dit.
           Clément observait Jacques. Bien que sur la défensive, il retombait sous le charme. Quoiqu'il fasse, il retrouvait en lui l'homme qui l'avait conquis, imposant, sûr de lui, toujours triomphant.
- Que t'es-tu dit ?
- Que c'était bête de ne plus se donner signe de vie. Et puis comme Evelyne est en ce moment en Angleterre j'ai pensé.
           C'était donc cela. Il profitait de l'absence d'Evelyne pour reprendre contact et peut-être aussi pour lui demander de continuer de s'en occuper.
- Que fait-elle là-bas ?
- Un nouveau congrès. Tu ne peux pas savoir comme c'est une manie chez tous ces scientifiques. Ils n'arrêtent pas d'aller de colloque en colloque pour parler de leurs dernières trouvailles. Tout ça le plus souvent pour en mettre plein la vue à des équipes concurrentes moins chanceuses. En tout cas, Evelyne ne s'appartient plus ces derniers temps. A mon avis elle exagère. Si elle le voulait elle pourrait ralentir un peu le rythme. C'est trop !
- C'est son travail et c'est une passionnée.
- D'accord, mais je t'avoue que je commence à en avoir les oreilles rebattues de toutes ces histoires d'insémination artificielle et de bébé-éprouvette. Les couples stériles n'ont qu'à adopter des gosses abandonnés. Ce n'est pas ce qui manque de par le monde !
- Si nous déjeunions ? Clément n'avait pas envie de polémiquer sur un tel sujet. Les recherches médicales sur la fécondation « in vitro » (il avait lu plusieurs articles sur ce problème dans la Revue du Praticien) n'étaient pas à rejeter et il trouvait inconséquent le jugement à l'emporte-pièce que Jacques venait d'émettre.
           Ils commandèrent une pintade à la choucroute, un plat que Clément appréciait tout particulièrement.
           La conversation dévia sur le travail de Jacques, la mise en place d'un nouveau code civil et les aléas de la profession d'avocat. Et puis, parce que Jacques avait de la suite dans les idées, il fut à nouveau question d'Evelyne.
- Sais-tu que nous habitons depuis peu ensemble. Dans le treizième. Un appartement superbe dans une grande baraque. Un ancien hôtel particulier. Evelyne est ravie.
           Clément ne put s'empêcher de dire :
- Une maison blanche avec un toit en ardoise et un jardin autour ?
- Oui. Mais comment le sais-tu ?
- Une intuition c'est tout.
           Jacques dont l'humour était réduit lorsqu'il n'était pas maître d'un débat préféra ne pas insister et reprit :
- Nous sommes en pleine installation. J'espère que le fait d'avoir un véritable intérieur va aider Evelyne à se stabiliser. Les séances d'analyse lui ont vraiment fait du bien. J'aimerai connaître ton point de vue.
           Convoqué au rapport, songea Clément. Comme un simple employé au service de son patron. Mais il ne l'entendit pas de cette oreille et le montra aussitôt :
- Il n'y a rien à dire. Tu te rappelles nos conventions. Elles n'ont pas changé. Tu n'as pas à interférer, ce n'est pas ton affaire. De toute manière si Evelyne veut poursuivre une analyse ce n'est plus avec moi. Nous en étions convenus d'un commun accord. Elle a dû te le dire.
- Mais j'ai bien le droit de savoir.
- De savoir quoi ? Qu'elle va mieux ? Mais tu n'as pas besoin de moi pour te le confirmer. Tu vis avec elle alors tu dois bien t'en être rendu compte, non ?
- Oui je sais. Mais tout de même, elle n'est pas venue presque un an chez toi sans que tu te sois fait une opinion ?
- Encore heureux ou alors je serais un bien piètre psychanalyste mais je te le répète je n'ai pas à te dévoiler ce que je pense. Secret professionnel
. - N'exagère pas ! Entre amis on peut faire une exception.
- Non. Tout ce que je peux te dire c'est qu'Evelyne a beaucoup progressé. Elle est très intelligente. Disons que je l'ai simplement aidée à éclaircir certaines choses.
           Jacques détestait qu'on lui résistât. A sa grande surprise Clément se rebiffait. Pire encore il lui échappait. Alors il changea de stratégie :
- Et toi que deviens-tu ? Et ton ami Jean-Lou ? J'ai appris qu'il aurait de graves problèmes de santé.
- Oui. Je suis très préoccupé à son sujet. Ses défenses immunitaires ont chuté d'un coup. Son taux de globules blancs est très bas.
- Une leucémie ?
- Non. Dans le cas de la leucémie on observerait bien au contraire une prolifération anormale de leucocytes.
- Alors ?
- Peut-être un cancer d'origine virale. Un lymphome par exemple. En tout cas son organisme est très affaibli et c'est comme ça qu'il a développé une pneumonie voici peu. Dans l'immédiat il est hospitalisé à l'Hôtel-Dieu.
- Sale truc en effet. Et que devient ton école de théâtre sans Jean-Lou ?
- Sans lui, elle n'a guère de chance de continuer. Pour ma part j'ai arrêté d'y participer. Je n'ai plus le cour à tout ça.
           Clément, de fait, n'avait plus le cour à grand-chose et il en convenait. Jacques qui n'aimait pas s'encombrer trop longtemps des soucis des autres trouvait soudain que leur conversation prenait un tour ennuyeux. Avant même qu'ils aient fini de déjeuner, il regrettait déjà d'avoir suscité ce rendez-vous. Quant à Clément qui lui aussi n'éprouvait pas le besoin de prolonger ce tête-à-tête, prétexta ses consultations pour l'abréger. Ils se quittèrent en se promettant de se revoir mais sans aucune conviction de part et d'autre.

           En réalité, Clément qui n'avait pas de consultations cet après-midi-là, se rendit auprès de Jean-Lou. A l'Hôtel-Dieu, celui-ci avait été placé plusieurs jours en soins intensifs et isolé des autres malades en raison de son état immunodépressif et du risque qu'il avait d'être porteur d'un virus non identifié.
           Clément trouva Jean-Lou moins abattu que lors de sa précédente visite. Son taux de leucocytes était remonté et la fièvre commençait à lâcher prise. Toutefois, il avait terriblement maigri et sa peau était de plus en plus parcheminée. Par précaution ils se parlèrent à travers un sas et les infirmières demandèrent à Clément de ne pas rester longtemps : « pas de prolongation aujourd'hui. On a administré un nouveau traitement à notre malade et cela risque de le fatiguer. Revenez demain. »
           Clément en quittant Jean-Lou demanda à voir le professeur Rosselin qui dirigeait le service et que, par chance, il avait connu quand il préparait l'internat. Mais ce dernier était absent. Seul l'interne put le renseigner sur l'état du malade. Rien de bien nouveau que Clément ne sût déjà. Une question cependant le surprit :
- Le patient avait-il à votre connaissance de nombreux partenaires ? . Vous me comprenez ?
- Oui bien sûr. Je pense qu'il en avait. ces derniers temps. Mais je ne sais rien de précis. Quand pourrais-je rencontrer Rosselin ?
- Le patron rentre après-demain. Vous n'avez qu'à lui téléphoner. Je vais l'informer de votre demande.
- Merci.
           Clément s'interrogeait de plus en plus. Jean-Lou n'aurait-il pas, lors de son séjour aux Etats-Unis, attrapé une sale maladie ? Mais quoi ?

                                            - XXIX -

           Evelyne s'était envolée pour Oxford. Elle avait quitté Paris sous le soleil et avait retrouvé sans plaisir la grisaille anglaise.
           Bien que Jacques s'imaginât le contraire, Evelyne n'aimait pas les congrès. Mais hélas ! C'était devenu une nécessité absolue. Car aujourd'hui, le monde scientifique est si cruel qu'il oblige les chercheurs à une vigilance de tous les instants. La méfiance règne et à juste titre car on ne compte plus les résultats obtenus dans la confidentialité d'un laboratoire qui ont été détournés et publiés par d'autres que leurs auteurs. Dans le milieu scientifique le plagiat se porte bien !
           Cette fois, le congrès n'avait rien de bien passionnant. La plupart des grands ténors étaient absents. La raison en était simple : un autre congrès se tenait simultanément à Tokyo sur le même thème. Les plus nantis en frais de mission s'y étaient précipités. Les autres, et les groupes français faisaient partie du lot, beaucoup moins riches, s'étaient repliés sur le Royaume-Uni.
           Dès le premier jour, en raison d'une très mauvaise organisation, Evelyne fatigua. Le programme était des plus déséquilibrés. Les sessions se succédaient à un rythme d'enfer et ce pendant quatre jours d'affilée. Et encore si les conférences avaient lieu dans les mêmes locaux ! Mais il n'en était rien ! Evelyne devait courir sans arrêt. Elle n'arrêtait pas d'arpenter les rues qui séparaient le grand ensemble moderne de Keble Triangle où se déroulaient les séances plénières du Keble College où les communications plus spécialisées étaient présentées. Et sous un affreux crachin qui tombait sans arrêt !
           De quoi en décourager plus d'un. Malgré sa fatigue Evelyne tint bon. Passant de salle en salle, courant d'un amphithéâtre à l'autre, prenant des notes à la hâte, elle trouvait à peine le temps de se restaurer d'un sandwich ou de boire une tasse de thé.
           Elle aurait gardé un très mauvais souvenir de ce congrès si, par chance, elle n'avait aperçu Peter Hunter, ce chercheur anglais avec lequel elle avait eu une liaison deux ans plus tôt alors qu'il était en stage dans son laboratoire.
           Peter était un garçon charmant. Travailleur acharné, il avait fait son chemin. Il dirigeait une équipe qui commençait à faire autorité dans un domaine devenu très à la mode : l'implantation du fotus humain dans l'utérus et ses anomalies celles-ci pouvant entraîner des avortements spontanés les trois premiers mois de la grossesse.
           Bien qu'Evelyne ne lui ait jamais donné signe de vie depuis qu'il était retourné en Angleterre, elle avait toujours suivi ses travaux avec grand intérêt. Aujourd'hui elle constatait qu'il faisait partie du comité d'organisation du congrès. A la fin d'une session qu'il présidait il vint la saluer. Elle lui fit part de sa difficulté à suivre toutes les séances qui l'intéressaient. Il était conscient du désagrément qu'occasionnait la distance relativement importante qui séparait les différents bâtiments où se déroulaient les réunions mais les organisateurs n'avaient pu faire autrement en raison des normes de sécurité qui leur avaient été imposées. Mais Peter était prêt à l'aider si elle le souhaitait. Evelyne hésita puis, lasse de s'épuiser à courir d'un lieu à un autre, finit par accepter.
           Tout d'abord il la persuada de quitter, car trop loin du centre ville, la guesthouse où elle était descendue. Puis, afin de lui éviter des trajets inutiles matin et soir, il lui obtint une chambre (you are my guest, my dear !) dans une charmante bâtisse, un ancien presbytère transformé en hôtel, qui avait l'avantage d'être située à deux pas du Keble College.
           Ensuite, il eut la gentillesse de la piloter parmi ses confrères anglais, lui permettant ainsi de discuter utilement avec certains d'entre eux qui travaillaient sur des sujets proches du sien. De même elle put obtenir les photocopies de toutes les communications qui l'intéressaient.
           La seconde journée, dans l'après-midi, Evelyne présenta ses résultats. Son exposé fut parfait. Elle s'exprima dans un anglais que la communauté britannique, si souvent intraitable quand il s'agit de sa langue, sembla apprécier. Le symposium japonais ayant drainé à Tokyo la majorité des chercheurs américains, australiens et bien évidemment asiatiques, Evelyne communiqua devant un auditoire majoritairement composé d'européens. Ce n'était pas pour lui déplaire car elle redoutait toujours un public trop cosmopolite qui, avec des accents épouvantables (les Texans tenaient la palme !), posait des questions qu'il était bien difficile de comprendre et auxquelles par voie de conséquence il était encore plus difficile de répondre.
           Le soir-même, Peter proposa à Evelyne d'aller dîner. Comme à son habitude, elle hésita :
- Peter, je n'ai pas faim. Je suis trop fatiguée.
           C'était sans compter avec la carte du restaurant indien où Peter l'emmena. Installée devant un porc au curry, elle profita du moment présent et fit honneur au plat sans se forcer.
           Peter était content de la retrouver. Il lui parla de lui. De son travail. Il lui parla aussi d'Alison, une jeune femme australienne qu'il avait rencontrée l'an passé et avec laquelle il vivait à Reading où elle occupait à l'université un poste de bibliothécaire.
           Evelyne lui parla de Jacques. De leur récente installation. De leurs projets.
           La soirée s'écoula tranquillement. Evelyne se sentait bien. Et lorsque Peter l'eut reconduite à son hôtel et qu'elle se retrouva seule elle se dit que si la journée s'était aussi bien déroulée c'était grâce à lui.
           Dans la nuit, Evelyne sentit la crise venir. Elle avait débuté comme toujours par une violente migraine. Allongée sur son lit, Evelyne luttait de toutes ses forces. L'hôtel était calme. Aucun bruit pour exacerber ses nerfs à vif. Les cachets qu'elle avait avalés commençaient à agir. Maintenant elle flottait sans angoisse particulière. Plutôt béate. Enfin son cerveau parvenait à canaliser ses obsessions. Elle ne cauchemardait plus, elle rêvait. Elle se laissait entraîner dans un monde où tout était tolérance, où l'assiette ébréchée était acceptée, où les fleurs fanées avaient autant de charme que le bouquet fraîchement cueilli, où les moutons sous la commode et les miettes de pain sur la table après le repas faisaient partie intégrante de l'existence.
           Evelyne avait fini par s'endormir. Ses dernières pensées avaient été pour la maison blanche de la rue du Moulin-des-Prés. Sa maison. Elle fut réveillée par le téléphone. C'était Peter qui lui rappelait que la séance plénière sur la fécondation « in vitro » débutait à neuf heures précises et qu'il était déjà huit heures.
           Moulue par un matelas trop dur, Evelyne se leva courbatue. Un peu de gym, une douche fraîche et un solide petit déjeuner se chargèrent de la remettre d'aplomb. Elle arriva pile à l'heure pour assister à la première conférence de la matinée.
           Dans l'assemblée elle eut la surprise d'apercevoir J.T. Il avait dû arriver le matin même. C'était un spécialiste des voyages éclair. Evelyne qui n'avait pas vu son nom inscrit sur la liste des intervenants supposa qu'il était juste venu écouter une ou deux communications qui l'intéressaient, sans perdre de temps à assister au reste du congrès.
           A l'heure du déjeuner, il la salua en coup de vent :
- Pas terrible ce congrès. T'as présenté quelque chose ?
- Oui hier. Nos derniers résultats sur la puberté chez le macaque. Et toi ?
- J.T. haussa les épaules et prit un air désabusé avant de répondre :
- La consigne pour l'instant c'est, tu t'en doutes, motus ! et bouche cousue. J'obéis aux ordres. J'ai quand même contacté la rédaction de la « Recherche » qui accepte de sortir un papier de mon cru que je leur pondrai le moment venu. Si tout se passe bien.
- C'est pour quand ?
- Février. L'analyse du caryotype est en cours. S'il est normal on a le feu vert. S'il s'avère anormal tu connais la suite : avortement thérapeutique et retour à la case départ avec une autre patiente.
- T'es inquiet ?
- Non pas vraiment. Mais à force de m'investir dans ce truc je ne dors plus et le peu d'estomac qui me reste ne me fait pas de cadeau, tu peux me croire !
- Pourtant, si mes souvenirs sont bons, tu en as vu d'autres.
- Certes mais tu vois avec les cliniciens c'est une autre paire de manches ! Je les ai sans arrêt sur le dos. Ils veulent tous décrocher le gros lot et le plus vite possible ! Pendant que je dorlote les blastomères, ils ne songent qu'à leur carrière et à leur nom dans les journaux télévisés. De quoi être dégoûté crois-moi !
           Evelyne connaissait bien le caractère impulsif et insoumis de J.T. mais elle connaissait aussi les difficultés que rencontrent, tout au moins en France, les biologistes lorsqu'ils acceptent de collaborer avec des équipes médicales. Surtout quand les recherches concernent des domaines aussi pointus que celui de la procréation médicalement assistée où la compétition est féroce. Le scientifique sans lequel, le plus souvent, aucun résultat n'aurait été obtenu se voit vite relégué au second plan dès qu'il s'agit de médiatisation. J.T. était parfaitement conscient du risque qu'il prenait mais voilà l'enjeu était immense et il se sentait de taille à s'imposer pour ne pas être oublié le jour de la distribution des prix.

           Le lendemain, dernier jour du congrès, Evelyne décida de se donner du bon temps. La majorité des conférences programmées pour la journée ne la concernait pas et elle avait envie de s'aérer. De respirer un peu de cette campagne anglaise dont elle s'était depuis toujours forgée une image d'Epinal au travers de tous les romans qu'elle avait lus. Elle avouait volontiers qu'elle avait un faible pour les cottages pimpants avec leurs jardinets non clos, pour les haies taillées et les pelouses tondues ras.
           Peter, que ses charges d'organisateur empêchaient de l'accompagner comme il l'aurait souhaité, lui conseilla de se promener dans Oxford jusqu'à l'heure du thé. Puis ajouta-t-il : « si j'arrive à me libérer je t'emmène en voiture à Great Tew où mon oncle, un charmant vieux monsieur qui s'ennuie depuis qu'il est à la retraite, se fera un plaisir de nous offrir l'hospitalité pour la soirée. O.K. ? »
           C'était O.K. Evelyne commença par aller d'un collège à l'autre. Avide de bibliothèques elle fut comblée par les collections de livres anciens qu'elle découvrit dans chacun des établissements qu'elle visita.
           En fin de matinée, saturée de reliures, elle fit un peu de shopping dans les magasins du centre de la ville. Le temps, moins maussade que celui de la veille, s'y prêtait. Certes, il faisait frais mais par moments le soleil qui pointait le bout de ses rayons réchauffait l'atmosphère et donnait envie de flâner dans les rues. Peter lui avait indiqué deux ou trois boutiques intéressantes et notamment une librairie où elle était assurée de trouver des gravures anciennes et de très vieux bouquins à des prix abordables. Jacques aimait les lithographies. Pourquoi ne pas essayer de lui en dénicher une ? Jacques ! Jacques auquel elle avait téléphoné la veille au soir et qui piaffait parce qu'il aimerait déjà qu'elle soit rentrée. Elle avait écouté ses doléances mais n'avait rien fait pour avancer la date de son retour. Elle avait besoin de cette journée pour se détendre et n'entendait pas écourter son voyage pour satisfaire ce qu'elle jugeait être le caprice d'un enfant autoritaire.
           Les magasins d'Oxford regorgeaient de très beaux objets. Evelyne eut bien du mal à choisir une lithographie parmi toutes celles qui lui furent proposées. Elle acheta aussi une pipe en porcelaine qui lui parut originale. Jacques en faisait collection. Elle était certaine que celle qu'elle venait de dénicher allait lui plaire.
           Dans une autre boutique, un bric-à-brac de haut standing, elle fut attirée par un service à thé. Son premier réflexe fut de dire non. A quoi bon s'encombrer ! Mais la théière la regardait et lui disait : « emporte-moi ». C'était une grosse théière en fine porcelaine décorée de bouquets de jasmin, de tulipes et de myosotis. Et dix tasses et soucoupes assorties. Et le sucrier. Et le pot à lait. Et les petites cuillères en argenterie anglaise. Incapable de résister, Evelyne présenta sa carte de crédit et régla sans chercher à discuter le prix.
           En sortant de la boutique, elle eut une pensée pour Clément. S'il la voyait ainsi, avec tous ces paquets encombrants, la jugerait-il enfin sur la voie de la guérison ? Peut-être. Mais cela ne l'empêcherait pas de réitérer son conseil : « vous devez poursuivre votre analyse. Prenez rendez-vous avec P. N'oubliez pas ». Evelyne avait promis de contacter P. Mais elle ne l'avait pas fait, trouvant toujours un prétexte pour remettre à plus tard : les vacances, la recherche d'un appartement, le congrès. Plus elle tardait plus elle culpabilisait et plus elle reculait le moment de téléphoner à P. Dès son retour à Paris, elle le ferait.
           De retour à son hôtel, Evelyne trouva un mot de Peter : il viendrait la chercher dans l'après-midi comme il le lui avait laissé entendre. Effectivement vers dix-sept heures il était là avec sa voiture. Connaissant son goût pour la campagne anglaise il proposa à Evelyne une longue balade à travers des paysages verdoyants. Sur tout le trajet Evelyne put faire ample provision de cottages pittoresques et de jardins extraordinaires par leur ordonnancement.
           Great Tew, où habitait l'oncle de Peter, est un charmant petit village aux environs d'Oxford. Un peu hors du temps. C'est pourquoi beaucoup de personnes âgées y vivent. Des retraités pour la plupart. Des gens soucieux de leur environnement. Aussi, la moindre maison fait l'objet de soins attentifs de la part de ses propriétaires. L'oncle de Peter qui possédait l'un des plus beaux cottages de la localité en était fier. Il avait plaisir à répéter qu'elle était signalée dans les guides touristiques et que de nombreux cars s'arrêtaient chaque jour devant pour permettre aux visiteurs de la photographier. Toit de chaume rasé de près et frangé d'iris. Harmonie du colombage fait d'énormes poutres et de briques. Elégance des fenêtres étroites enfoncées dans l'épaisseur des murs et décorées d'un patchwork de petits carreaux de couleurs différentes.
           Dès le seuil franchi, Evelyne envia les habitants de cette maison. Elle envia la vie douillette et sereine qu'ils devaient mener loin de l'agitation de la ville. Elle apprécia le confort des lieux où, sans luxe superflu, régnait une ambiance chaleureuse. Elle nota la sobriété du mobilier en bois d'if ; les profonds fauteuils en cuir vert ; les couleurs chatoyantes des deux tapis élégamment disposés sur le carrelage noir et blanc ; le feu de tourbe dans la cheminée et le reflet des flammes bleuâtres sur les étains et les faïences accrochés aux murs.
En fait, l'oncle de Peter vivait seul. Ancien professeur de langues orientales au Merton College il avait choisi de venir se retirer à Great Tew. Par amour du beau. Le hasard faisait que cette maison avait appartenu autrefois à ses grands-parents. Ensuite elle avait été vendue à des étrangers. Mais voici que quelques années plus tard il avait pu la racheter à bas prix parce qu'elle était en mauvais état. Il l'avait retapée, bichonnée, décorée puis il s'y était installé, décidé à y vivre le reste de ses jours. Vieux garçon, il avait confié l'intendance journalière à une brave femme qui, très impressionnée à l'idée d'être au service d'un professeur de l'université d'Oxford, mettait un point d'honneur à ce que tout brille comme un sou neuf. Désormais libre de son temps et sans doute nostalgique des années passées à enseigner, l'oncle de Peter s'était lancé, pour occuper son esprit, dans la rédaction d'un ouvrage sur l'évolution de l'habitat paysan dans l'Angleterre élisabéthaine.
           L'oncle était très bavard. Heureux d'avoir pour un soir un auditoire attentif, il se complut à raconter avec force détails comment pendant la dernière guerre, il avait aidé Churchill à. radotage de vieil homme qui aurait pu agacer mais qu'on lui pardonnait tellement on sentait que cette histoire lui tenait à cour.
           Evelyne se laissait porter par le punch serré qui lui avait été servi d'office par le maître de céans. Tout en l'écoutant, elle imaginait le plaisir qu'on devait éprouver à être assis là dans cette pièce, au printemps. Elle imaginait le plaisir de regarder à travers le bow-window les narcisses poindre au travers du vert de la pelouse, les buissons de forsythias s'épanouir au premier redoux et les massifs de tulipes, dont la floraison est si fugitive, proliférer en quelques jours.
           L'alcool et la fatigue accumulée ces derniers jours, la plongeaient dans un état semi-léthargique, une sorte de béatitude idiote qui la rendait provisoirement d'un optimisme à toute épreuve. Avoir sa maison, son jardin, voilà le vrai sens de l'existence. Accomplir des gestes simples. Des gestes de tous les jours au sein d'un environnement en accord avec soi-même ; avec les objets choisis malgré l'entretien qu'ils réclament ; parmi les plantes qu'on a plaisir à regarder grandir malgré les soins qu'elles nécessitent ; à côté de ceux qui vous aiment et que vous aimez malgré les contraintes que leur présence occasionne parfois. Et puis le vrai sens de l'existence c'est aussi cet acte si simple qui consiste à transmettre la vie. Transmettre son message génétique et tout l'amour dont on est capable à un être nouveau qui ne demande qu'à vous faire confiance. Un être qui attend tout de vous et que vous n'avez pas le droit de duper. comme sa mère avait fait avec elle dans le seul but de se venger.
           Les yeux brillants, le regard perdu dans un brouillard de souvenirs, Evelyne songeait au couple éphémère qu'elle avait formé avec Peter. Qu'avait-elle fait pour retenir cet homme auprès d'elle ? Rien. Et tout ceci en vertu de principes erronés. Elle croyait détenir la vérité alors qu'elle menait une existence vide de sens. Elle avait agi comme une imbécile. Par sa faute et uniquement par sa faute leur histoire avait été un échec. Aujourd'hui elle aimerait pouvoir interroger Peter. Comment l'avait-il jugée ? Avait-il souffert de son attitude ou bien avait-il dès le début considéré leur liaison comme une simple aventure passagère ? Il était bien tard pour lui poser la question. Et s'ils avaient eu un enfant ? Hypothèse idiote qui n'avait aucun sens. Elle aurait avorté voilà tout !
           Le dîner se déroula comme dans un rêve. Un rêve très agréable. La table était mise avec recherche et les mets servis étaient simples mais excellents. L'oncle aimait bien manger et il démontrait d'une certaine manière que l'art culinaire anglais existait bien. Gastronome et épicurien. Un épicurisme dont il se flattait : « les livres ne suffisent pas à me nourrir. Il faut profiter le la vie. Evelyne listen to me ! You must enjoy life. After it's too late. You see."
           De retour à Oxford tard dans la nuit et après avoir promis à Peter de lui donner souvent de ses nouvelles, Evelyne se promit à son tour de ne pas oublier les paroles du vieil homme.

                                            - XXX -

           - Oh là, là ! Jacques peux-tu ralentir un peu s'il te plait !
           Evelyne faisait face à une véritable tornade. Pressé de lui montrer tout ce qu'il avait aménagé dans l'appartement depuis son départ, Jacques roulait à tombeau ouvert sur le tronçon d'autoroute qui relie Orly à Paris. A peine s'il lui avait demandé si elle avait fait bon voyage.
           Elle, encore toute à ses journées passées à Oxford, ne l'écoutait pas :
- Tu sais j'ai revu Peter.
- Ah oui ! Tu sais j'ai installé une mini-serre dans la rotonde.
- Il y avait aussi J.T.
- Celui qui promet toujours un bébé-éprouvette à la France ? Entre nous ça tarde ! Et pourquoi forcer la nature ? Sache que la salle de bains est enfin opérationnelle. J'ai fait installer un pare-douche, un éclairage correct et une grande glace comme tu les aimes.
           Un vrai dialogue de sourds ! Evelyne eut la sagesse de ne plus évoquer son congrès et de s'intéresser uniquement aux propos tenus par Jacques. Après tout, elle était curieuse de savoir ce qu'elle allait découvrir de nouveau dans leur appartement et elle avait hâte de revoir « sa maison ».
           En vérité, Jacques avait fait des miracles. Et oh ! Double miracle, il avait tenu compte de ce qu'elle avait suggéré avant de partir. Par exemple, il avait accepté de très peu meubler la grande pièce pour donner une impression d'espace. Juste un immense canapé beige, très bas, des fauteuils assortis, très vastes, et des rayonnages partout, partout. Près des deux fenêtres qui donnaient sur le jardin, il avait placé une belle table ovale en bois clair, massive au piètement tripode, mi-anglaise, mi-Louis-Philippe. Une table sur laquelle on pouvait travailler en prenant ses aises, étaler ses livres, ses documents ; une table familiale autour de laquelle on pouvait s'asseoir à plusieurs pour partager un repas.
           Le summum était atteint dans la rotonde que Jacques avait transformée en jardin d'hiver. Il est vrai que cette pièce, décorée aux murs et au sol de très belles faïences émaillées à motifs floraux stylisés, incitait à lui attribuer ce rôle. Sans lésiner, Jacques avait fait livrer un lot de plantes volumineuses : ficus, philodendron, palmier, oranger, fougères. qu'il avait assemblées de façon très esthétique. Evelyne dut en convenir. Et pour couronner le tout il avait acheté un petit salon en rotin blanc très à la mode depuis le film « Emmanuelle ».
           Evelyne était impressionnée. Que Jacques se fut donné tout ce mal pendant son absence la touchait beaucoup. Il avait joué les magiciens et elle ne pouvait que lui en savoir gré. Mais au fond d'elle-même elle n'était pas dupe. Jacques n'avait pas agi ainsi dans l'unique but de lui faire plaisir. En premier lieu, il s'était fait plaisir. Commander, acheter, vérifier une livraison, installer un meuble le comblait égoïstement. S'était-il seulement posé la question de savoir si Evelyne partageait ses choix ? Certainement pas. Il avait décidé pour deux et ce n'était que pur hasard si ses innovations plaisaient à sa compagne. Vu de l'extérieur leurs deux vies semblaient s'accorder parfaitement. Trompeuse apparence qui, en masquant leurs dissemblances, les leurrait sur la solidité de leur union. Union qui pourtant, si rien ne venait perturber l'équilibre des forces, pouvait perdurer et leur apporter le sentiment d'être heureux.
           Jacques trouvait en Evelyne une élève docile qui acceptait peu ou prou de faire ce qu'il voulait. En dehors de sa vie professionnelle qui l'agaçait un peu, il reconnaissait volontiers qu'elle accordait ses pas aux siens et que sa gentillesse coutumière l'incitait à ne pas trop la brusquer les quelques fois où elle lui tenait tête. Jacques sans l'avouer était sous le charme. Et si on l'avait interrogé sur son comportement machiste il n'aurait pas compris. Dans son esprit, il faisait tout pour qu'Evelyne soit heureuse. Bien sur, il occultait totalement le fait que ce bonheur passait d'abord par sa satisfaction personnelle.
           Evelyne de son côté, était redevable à Jacques de l'avoir sortie de sa solitude. Il avait été le catalyseur qui l'avait enfin obligée à regarder les choses en face. A se prendre en main et à suivre une thérapie qui finalement avait été bénéfique à être une adulte et à vivre en adulte. Elle l'aimait pour ce qu'il avait fait pour elle et n'en demandait pas plus. Son caractère autoritaire ? Elle s'en accommodait même si parfois elle avait du mal à le supporter.
           Le soir de son retour de Londres, Evelyne fut heureuse de se trouver auprès de Jacques, dans cette grande maison qui était désormais la sienne. Après ces quelques jours d'absence, elle s'abandonna dans ses bras au bonheur de se donner pleinement, toute réticence abolie. Elle fit l'amour avec passion, éprouvant un sentiment nouveau où se mêlait à la fois la volonté de s'engager dans une vie jusque-là inconnue et celle de réussir là où elle avait toujours échoué. Jacques qui la sentait vibrer sous ses caresses, en fut bouleversé et, dans un élan plus fougueux qu'à l'accoutumée, il éprouva tout à coup un désir incommensurable pour cette femme qui lui accordait tant. Il devinait son corps tendu comme un arc, prêt à recevoir sa semence en offrande.
           Il mordillait ses seins gonflés de désir, il laissait glisser sa tête jusqu'à son pubis retardant le moment où, incapable de se contenir davantage, il la pénétra et la sentit répondre à son plaisir par un orgasme violent qui la transfigurait toute. Instant fugitif où son visage, animé soudain d'une beauté dépouillée de tout artifice, prenait un éclat magique.
           Ils avaient le week-end pour eux et en abusèrent.
           La clémence du temps leur permit de descendre profiter du bout de jardin dont ils avaient la jouissance. Evelyne s'étonna de ne pas apercevoir leur propriétaire :
- Envolée la dame, répondit Jacques.
- Envolée ?
- Oui. Maintenant qu'elle a trouvé des locataires dignes de confiance (!) elle n'a plus peur d'abandonner sa maison. Aussi est-elle partie pour le Mexique mercredi dernier. Crois-moi nous ne la verrons pas souvent.
- Encore une vieille dame indigne ! Et l'entretien de la propriété qui s'en occupe ?
- Elle a tout prévu. Il y a un jardinier qui vient trois fois par semaine. Il travaillait autrefois à la ville de Paris. Et je te garantis qu'il s'y connaît. C'est lui qui m'a conseillé et aidé pour la rotonde. Il a même apporté de la terre pour que tout soit rempoté dans les règles. D'après lui je n'aurais jamais dû mettre un oranger. Il prétend qu'il ne se plaira pas. On verra bien.
           Evelyne ne se lassait pas de regarder « sa maison ». L'obsession devenue réalité ! Sans vraiment croire aux rêves prémonitoires, elle continuait de penser que cette coïncidence était inouïe. Et en vérité c'était extraordinaire.            Elle profita de ces deux jours de repos pour faire une foule de projets. Elle prit le temps de réfléchir aux mois qui allaient venir. Elle évoqua devant Jacques son envie de reprendre une analyse.
- Justement j'ai déjeuné avec Clément jeudi dernier, laissa tomber Jacques curieux de voir sa réaction. Contrairement à ce qu'il espérait, Evelyne n'eut pas l'air d'y attacher une importance particulière. Elle dit seulement :
- C'est bien. Dis donc pour des copains de longue date il y avait un bail que vous ne vous étiez pas vus ? Comment va-t-il ?
- Pas trop bien. Il est soucieux à cause de son ami Jean-Lou qui a chopé une infection dont on n'arrive pas à le débarrasser. Et puis sa mère aussi a été malade. Un ictère je crois. Et tu connais les liens de Clément avec sa mère. Tout ça n'est pas fait pour le rendre gai. Je l'ai trouvé plutôt morose.
- A propos de mère je crois que je vais aller voir la mienne. Il y a bien longtemps que je ne me suis pas rendu en Auvergne.
           Effectivement Evelyne n'avait pas vu sa mère depuis plus d'un an. Certes, elle lui écrivait et lui téléphonait régulièrement mais elle n'éprouvait pas le besoin de lui rendre visite. Or depuis qu'elle avait mis un peu d'ordre dans sa tête, elle ressentait soudain l'envie de retourner là-bas.
- Veux-tu que je t'accompagne ?
- Non pas cette fois. Je crois qu'il vaut mieux que j'y aille seule.
- Si tu le sens ainsi.
           Ce n'était pas pour écarter Jacques qu'Evelyne avait dit cela mais parce que, face à sa mère, elle avait bien l'intention de clarifier certaines choses et préférait le faire sans témoin.
           Jacques n'insista pas.
- Quand comptes-tu y aller ?
- En fin de semaine prochaine. Je vais lui téléphoner pour lui annoncer mon arrivée. Tu sais elle ne bouge guère. A part aller chez ma sour une ou deux fois par an, elle reste cloîtrée chez elle.
- Eh ! bien si tu y vas cette fin de semaine, j'en profiterai de mon côté pour me rendre à Montchauvet. Maman m'a appelé pour me dire qu'ils partaient pour le Gabon et qu'ils se proposaient de nous laisser les clefs de la maison pour que nous puissions en profiter durant leur absence.
           Evelyne sourit moqueuse :
- Quelle confiance ! A-t-elle aussi pensé à installer un lit plus large dans ta chambre ?
- Ne sois pas rosse. En tout cas tu lui as plu car du temps de mon mariage avec Anne ce n'était pas dans ses habitudes de me confier les clefs.
           Evelyne ne put s'empêcher de rire. Combien semblaient anodins les problèmes relationnels de Jacques avec sa mère comparés à ceux qu'elle connaissait depuis toujours avec la sienne. Elle appréhendait déjà sa visite à la Chaise-Dieu où sa mère s'était retirée.

                                            - XXXI -

           Le convoi roule à vive allure. Pour meubler le temps - il y a trois heures de trajet jusqu'à Vichy - Evelyne feuillette deux magazines féminins achetés à la hâte à l'un des kiosques de la salle des pas perdus de la gare de Lyon.
           Jacques lui a bien proposé sa voiture mais elle a préféré prendre le train. En vérité, depuis son permis de conduire, passé parce que « c'est toujours utile de l'avoir », elle n'a jamais conduit. Peu passionnée par la voiture elle n'a jamais eu envie d'en posséder une. La route, la vitesse l'indiffèrent. Et puis, vivant à Paris elle préfère utiliser le métro, le bus voire un taxi pour les petits déplacements et emprunter le rail ou les airs pour les voyages à plus longue distance.
           11h58. Vichy. Changement. Evelyne sort de la gare et rejoint, sur l'esplanade de la gare, le car qui va la conduire jusqu'à la Chaise-Dieu. Autrefois il existait une micheline mais celle-ci, par mesure d'économie, a été remplacée, par un service routier.
           Car confortable, départ à l'heure mais hélas ! Haltes interminables à chaque arrêt. Trois heures pour parcourir une centaine de kilomètres. Réminiscence de ce qu'Evelyne a connu enfant lorsqu'elle allait voir ses grands-parents dans le Morvan. France profonde tu ne changes pas !
           Casa Dei. La Chaise-Dieu. L'après-midi est bien entamé quand Evelyne débarque sur la place de l'église. L'atmosphère est pure mais il fait froid. Le soleil, qui fait de timides apparitions, ne réchauffe rien. Le climat auvergnat qui est rude le fait savoir dès la fin de l'été. Parce qu'elle l'a oublié et qu'elle est plutôt frileuse, Evelyne s'étonne de la froidure qui la saisit alors qu'elle se dirige vers la maison maternelle.
           La rue des Fossés est à deux pas. Aucun signe de vie ne transparaît lorsqu'elle pousse le portail laissé sans doute ouvert à son intention. L'accueil ? Pas des plus chaleureux. En réalité il n'y a pas d'accueil. Evelyne trouve sa mère assise devant son poste de télévision et en train d'éplucher des haricots verts.
- Ah ! tu es arrivée. Le car était à l'heure ?
-Oui, bonjour.
           Baisers secs qui claquent sans que ni l'une ni l'autre n'y mettent beaucoup de chaleur.
- J'ai fait du café, en veux-tu ?
           La télévision occupe tout l'espace sonore. Evelyne qui a accepté le café s'installe face au poste. Inutile d'essayer d'engager une conversation : sa mère, devenue sourde en vieillissant, a désormais pris l'habitude d'augmenter le son dans des proportions inquiétantes. Au moment des « pubs » c'est carrément insupportable.
- On ne peut pas éteindre la télé ?
           De mauvaise grâce, sa mère s'exécute. Il est clair qu'elle va manquer la diffusion d'une de ses émissions favorites. Cette femme, d'une rigueur excessive, loin de regarder n'importe quoi sélectionne ses programmes. En règle générale elle privilégie les émissions culturelles : reportages, débats politiques, rencontres littéraires et certains jeux dits intellectuels comme « Les chiffres et les lettres ». Mais voilà, elle ne supporte pas d'être perturbée dans ses habitudes. Et la venue de sa fille, au moment même où elle allait regarder la retransmission à l'Assemblée Nationale des questions posées par les députés au gouvernement, la contrarie.
           Evelyne regarde sa mère qui se tient toujours bien droite, l'oil inquisiteur. Elle a un peu vieilli. Pas beaucoup. La peau de son visage s'est parcheminée et ses cheveux gris, sans doute soumis à une permanente mal dosée, sont trop frisés. Enfin, son habillement n'a rien de bien folichon. Coupe indémodable pour la jupe et couleur indéfinissable pour le pull-over.
           Les deux femmes boivent leur café en silence. Le dialogue a du mal à s'établir.
- J'ai acheté un poulet pour ce soir. Comme légumes il y a des haricots verts qu'il faut finir d'éplucher.
           Evelyne retrouve un instant la hantise d'une des corvées les plus fastidieuses de son enfance : l'épluchage des légumes en tous genres : petits pois, haricots, fèves, épinards, pommes de terre. Une corvée dont sa sour, moins réticente, l'avait plus d'une fois soulagée.
           Evelyne épluche. Sa mère tournicote dans la cuisine, surveillant du coin de l'oil qu'aucune queue de haricot ne vienne à tomber à terre. On pourrait glisser dessus.
           L'après-midi s'achève cahin-caha. A dix-neuf heures, pendant que le poulet cuit, la télé gueule de nouveau. Consonne, voyelle, première, deuxième, sept lettres, pas mieux ? Evelyne met la table sous le regard moqueur de Patrice Laffont. Les deux candidats du jour ont l'air épuisé. comme elle qui déjà n'en peut plus et se demande ce qu'elle est venue faire là.
           La visite inopinée d'une voisine qui apporte une salade toute fraîche cueillie vient perturber la fin de l'émission. Tant pis, tant mieux ! Evelyne ne connaît pas cette personne mais la trouve sympathique. Aussi engage-t-elle la conversation sans tenir compte de sa mère qui manifeste ouvertement son agacement d'être dérangée dans la préparation du repas et de surcroît au moment précis où l'une de ses émissions-cultes est en cours.
- Vous restez quelques jours parmi nous ?
- Le week-end seulement.
- C'est court. Mais vous travaillez sans doute ? Votre maman m'a dit que vous êtes dans la recherche médicale.
- Oui si l'on veut.
           Evelyne, sentant sa mère s'énerver de plus en plus, abrège la conversation. Mais la voisine qui a de la suite dans les idées et veut visiblement en savoir plus sur Evelyne insiste :
- Venez donc me voir demain, je vous donnerai des pommes pour faire de la compote.
           Encore des pluches en perspective. Décidément il y a des fatalités auxquelles on n'échappe pas !
           La voisine partie, Evelyne interroge :
- Qui est-ce ?
- Des retraités. Ils se sont installés à côté au printemps dernier. Lui travaillait à l'E.D.F. et elle, enseignait le français dans une école privée de Brioude.
- Tu n'as pas l'air de l'apprécier beaucoup dis-moi ?
- Oh ! Elle est brave, mais elle a l'art de me tomber dessus à n'importe quelle heure de la journée comme si j'étais toujours disponible. Et puis elle est du genre pipelette.
           Réaction classique de la part de sa mère. A décourager les plus tenaces ! Evelyne se demande comment, avec un tel caractère, sa mère peut encore recevoir des visites.
           Pendant le dîner (le poulet est croustillant et les haricots tendres et sans fil) Evelyne tente d'engager le dialogue. En vain. Sa mère lui parle de sa sour chez laquelle elle s'est rendue courant août.
- Elle se donne du mal la pauvre avec ses gamins. Ce n'est pas toujours facile. Tu as de la chance de ne pas avoir d'enfant, crois-moi.
           Voilà le discours ne change pas ! Comment ensuite essayer d'expliquer que justement cette chance n'en est pas une. Evelyne ne répond pas. Inutile d'essayer de bousculer le train-train habituel et de risquer de gâcher la soirée. soirée qu'elles vont passer devant la télé. Peu importe ce que sa mère a décidé de regarder, elle s'en moque.

           - Et si nous allions au restaurant ?
           Sortir. Sortir. Sortir. La maison n'est pas grande et Evelyne, depuis la veille, a l'impression d'étouffer.
- Ma cuisine ne te plait pas ?
           Eternelle susceptibilité maternelle.
- Non, mais cela t'éviterait de la fatigue et te changerait les idées. Une fois de temps à autre.
           Evelyne tente par n'importe quel argument de la persuader de sortir.
- Il n'y a aucun restaurant valable ici.
- J'en doute !
           Après de nombreuses tergiversations sa mère capitule :
- On peut aller place de l'Echo. C'est le fils Pagès qui a repris le restaurant de son père. Je n'ai aucune idée sur ce que cela vaut. J'espère qu'il ne s'est pas mis à la cuisine moderne où rien n'est cuit.
           Evelyne ne sait pas qui est le fils Pagès mais peu importe, l'essentiel est que sa mère accepte de sortir.
- Tu devrais mettre ton tailleur beige.
- A quoi bon, réplique sa mère qui trouve que pour aller jusqu'au coin de la rue c'est beaucoup de tralala pour rien.
- Mais si. Fais-moi plaisir.
           Rien à faire. Evelyne n'obtient pas gain de cause. C'est vêtue de sa tenue ordinaire que sa mère ira au restaurant.
           En cette fin septembre, il y a encore beaucoup de visiteurs sur le parvis de l'abbaye. De nombreuses festivités se déroulent tout l'été à la Chaise-Dieu. Quelques-unes se déroulent encore en automne. Surtout des concerts et des séminaires organisés par les autorités locales soucieuses de rentabiliser l'investissement qu'elles ont fait voici peu dans la restauration du site.
           Sur la grande place, derrière l'abbatiale, le restaurant a bonne allure. A l'intérieur, le calme règne. Quelques tables sont déjà occupées mais il n'y a pas foule. Peu de touristes. Surtout des gens venus de la campagne voisine faire des courses dans la matinée et qui, avant de repartir, s'accordent un bon repas.
           La mère d'Evelyne, habituée depuis toujours à une économie stricte, même quand ce n'est pas elle qui règle l'addition, détaille avec soin la carte. Evelyne qui connaît ses réticences la rassure :
- Ce n'est pas cher ici. Choisis ce que tu veux.
- Pas cher, c'est vite dit !
           Avec bien du mal Evelyne finit par la convaincre de prendre le menu à soixante francs. Le plus cher.
- Cela va me faire trop.
- Tu ne mangeras pas ce soir.
- Ce n'est pas pareil.
- Tu peux ne pas prendre de fromage.
           Ne pas prendre un plat que l'on paie est impensable !
           L'hôtelier compréhensif finira par arranger les choses en proposant de remplacer le plat de viande par une truite meunière plus légère.
           Comme souvent en province, le service est lent et la conversation languit.
- A Paris, nous sommes servis beaucoup plus vite fait remarquer Evelyne.
- Je sais. Vous autres Parisiens vous ne prenez jamais le temps de digérer. Ni de faire la cuisine. D'ailleurs toi avec ton travail je me demande comment tu te nourris.
- Il ne faut rien exagérer. Et puis ma vie est en train de changer, prononce Evelyne doucement.
- Et en quoi va-t-elle changer ?
           La question a fusé cinglante
- En tout.
- Tu changes d'emploi ?
           Toujours la carrière !
- Non. D'appartement et. J'ai rencontré quelqu'un avec qui. Jacques qui.
- Tu n'as pas l'intention de te marier j'espère ?
- Pourquoi c'est interdit ? Jacques et moi nous nous accordons très bien. Il est avocat.
- C'est pour me dire ça que tu es venue me voir ? Pour me préparer à une catastrophe ? C'est bien ça hein ?
           Evelyne regarde sa mère s'étouffer. La truite passe mal et les pommes de terre rissolées qui l'accompagnent aussi.
- Je ne vois pas en quoi se marier est forcément une catastrophe, rétorque Evelyne sur la défensive.
- Je parle en connaissance de cause et tu le sais très bien. Tu n'envisages tout de même pas d'avoir, aussi des enfants à ton âge ?
- Si.
           Le déjeuner est raté. Mère et fille se dressent l'une en face de l'autre comme elles l'ont toujours fait.
- Tu gâches ta vie. C'est bien la peine que je me sois donné tout ce mal pour que tu puisses faire des études.
           Voilà. Les grands mots sont lâchés. Les sempiternelles jérémiades, entendues mille fois par Evelyne petite fille, par Evelyne jeune fille, par Evelyne. vieille fille. Mais aujourd'hui, la plaisanterie a assez duré et l'enfant devenu enfin adulte prend le dessus :
- On peut gâcher sa vie mais aussi celle des autres. Je t'en prie arrête de gâcher la mienne. Je te suis reconnaissante d'être ce que je suis dans ma vie professionnelle mais dans la vie il n'y a pas que le travail qui compte surtout pour une femme.
- Tu as l'essentiel et tu es en train de courir après l'impossible.
           Inutile de discuter plus avant. Les desserts qui viennent d'être servis font diversion. Et puis, l'arrivée de convives bruyants à la table voisine interdit de poursuivre la conversation.
           Le dialogue rompu ne reprendra pas. Dans l'après-midi, Evelyne va chercher des pommes chez la voisine. Celle-ci qui soupçonne les rapports conflictuels entre la mère et la fille aimerait bien en savoir davantage. Mais Evelyne se contente de propos anodins. Ses divergences avec sa mère ne regardent pas une étrangère si aimable soit-elle.
           Le reste du séjour est morose. Et c'est avec soulagement que le dimanche, en fin d'après-midi, Evelyne grimpe dans le car qui va la reconduire à Vichy d'où elle prendra le train pour Paris.

                                            - XXXII -

           Rosselin était le parfait prototype du chef de service hospitalier qui a choisi d'investir toute son énergie et tout son temps dans son travail. Jeune professeur, il avait eu la chance de mettre sur pied malgré les lourdeurs administratives de l'Assistance Publique et l'éternel manque de crédits, une équipe performante, et, qualité primordiale, inconditionnelle aux décisions patronales. Clément, qui l'avait connu lorsqu'ils étaient tous deux étudiants, reconnaissait ses compétences. Mais il savait aussi que derrière le praticien de valeur, se dissimulait un mégalomane ambitieux avide de pouvoir.
           Quand, début octobre, Clément l'avait interrogé sur la maladie de Jean-Lou, Rosselin ne lui avait pas caché son inquiétude devant la gravité des symptômes : - Je t'avoue que nous sommes désarmés. Nous avons essayé différents traitements mais jusque-là aucun ne nous a donné satisfaction. Ton ami souffre d'une déficience immunitaire profonde due à une chute spectaculaire des lymphocytes. Ce qui explique sa propension à être réceptif à toutes sortes d'infections.
- Vous n'avez aucun moyen de remonter ses défenses immunitaires ?
- Si. Mais jusqu'à présent tous les produits que nous avons essayés se sont avérés inefficaces. Ce que nous ignorons, vois-tu, c'est la cause de cette chute soudaine du nombre de globules blancs. Et ce qui nous inquiète c'est que le processus semble irréversible.
- Peut-on envisager une lésion de la moelle osseuse ?
- Je ne le pense pas.
           Rosselin restait prudent. Aucune éventualité ne devait être écartée.
           Clément poursuivit :
- As-tu constaté d'autres cas similaires dans ton service ?
- Non. C'est le premier. Mais on nous a signalé un cas du même genre à la Pitié-Salpétrière et deux semble-t-il à saint-Antoine. Aux Etats-Unis le Centre de surveillance des maladies de Californie aurait recensé des cas de pneumonie à Pneumocystis carinii dont les symptômes sont similaires à ceux observés chez ton ami. Il signale aussi une augmentation du nombre d'encéphalites aiguës chez ces patients.
- Et tu vois un lien entre tous ces cas isolés ?
- Peut-être l'apparition d'une nouvelle M.S.T.
- Et pourquoi ?
           Clément se souvenait de ce que l'interne lui avait dit quelques jours plus tôt. Rosselin ne fit que confirmer :
- Parce que parmi les cas signalés aux Etats-Unis, 80% des malades sont homosexuels. A propos ton ami l'est ?
           Clément qui ne tenait pas à dévoiler sa vie privée se contenta de répondre de la manière la plus concise qu'il put :
- Jean-Lou est comédien. Il s'occupe d'une petite école de théâtre que je subventionne depuis plusieurs années. Tu sais comme moi que dans ce métier les dérapages sont faciles. D'après ce que je sais il a toujours eu tendance à changer souvent de partenaires. Surtout ces derniers temps. Comme il est souvent fauché je le loge dans la chambre de bonne de mon appartement. Voilà pourquoi quand il est tombé malade je me suis occupé de lui.
           Rosselin n'était pas dupe mais ce n'était pas son affaire.
- A-t-il voyagé ces derniers mois ?
- L'an passé il a séjourné à San Francisco chez des peintres branchés d'après ce que je sais. Ils lui avaient offert le voyage.
- Des toxicos ?
- Je ne sais pas. Mais sans aucun doute des partouzards qui font n'importe quoi avec n'importe qui.
- Inutile de chercher plus loin. Il a ramené ça de là-bas. Je vais essayer d'en savoir plus sur les cas déclarés à San Francisco.
- A ton avis quel est le risque de contagion ?
- Mon petit vieux tu le sais aussi bien que moi, toute infection est contagieuse et, si c'est une infection virale, on peut s'attendre au pire !
- Virale ?
- C'est fort probable.
- Qu'envisages-tu pour Jean-Lou dans l'immédiat ?
- Je ne peux rien te dire. Depuis hier nous testons un nouveau produit. S'il est efficace le taux de lymphocytes doit remonter dans les huit jours. Soyons optimiste ! Dès que sa numération sera satisfaisante ton ami pourra quitter l'hôpital. Nous envisagerons alors un traitement ambulatoire qui lui permettra de continuer ses activités. Bien sûr il devra venir ici pour des contrôles réguliers. S'il supporte ce traitement alors une rémission est envisageable. dans la mesure où d'autres infections ne se manifestent pas. Voilà. Tu en sais autant que moi. Content que tu sois venu. Téléphone-moi quand tu veux.

           L'entretien était terminé. Clément avait compris : les chances de sauver Jean-Lou étaient minimes.
           Jean-Lou quitta l'hôpital dès que sa numération remonta au-dessus de 400 lymphocytes par mm3 de sang. Mais si l'on comparait cette valeur à la numération normale qui est de l'ordre de 2.500 par mm3, la victoire obtenue était bien mince. D'autant qu'elle était obtenue par une thérapie médicamenteuse aux effets secondaires non négligeables.
           Toutefois, l'ensemble des soins prodigués avait redonné à Jean-lou un semblant de bonne mine. Il avait repris du poids, son moral était bon et il envisageait de reprendre ses activités au sein de l'école de théâtre. Clément avait bien essayé de l'en dissuader mais en pure perte :
- Sans moi, ils vont couler la pièce.
- Ne fais pas l'idiot ! Tes défenses restent très affaiblies et si tu récidives tu risques gros. Tu le sais.
- Je le sais très bien. Mais écoute ! Si je dois claquer autant avoir fait avant ce dont j'ai envie. Des microbes il y en a tout autant rue des Francs-Bourgeois qu'en Saint-Louis-en-l'Isle.
- Alors ménage-toi s'il te plait !
- O.K. Je vais y penser !
           Jean-Lou blaguait, inconscient de la gravité de son état. A l'école de théâtre, il avait retrouvé une ambiance chaleureuse. Pendant son absence un des comédiens avait dirigé les premières répétitions du « Diable et le Bon Dieu » en suivant à la lettre les directives qu'il avait laissées avant son hospitalisation. Depuis, le travail avait bien avancé et Jean-Lou était satisfait de constater qu'ils n'avaient pris aucun retard. La pièce serait prête dans un délai relativement court. Il restait à contacter les municipalités susceptibles de les accueillir. Jean-Lou s'en chargea. En quelques jours il obtint l'assurance de pouvoir jouer sans relâche jusqu'à Pâques.
           Alors la vie reprit son cours, cahin-caha, à la petite semaine. Clément consultait une grande partie de la journée. Il commençait tôt le matin et finissait aux alentours de dix-sept heures. A midi, il s'accordait une petite heure de répit pendant laquelle il sortait flâner sur la place des Vosges. De temps à autre, il allait partager le déjeuner frugal de sa mère qui depuis son ictère s'imposait un régime alimentaire draconien. Clément avait beau lui répéter que ce qu'elle faisait était excessif, elle était persuadée du contraire. Désormais sa santé occupait toutes ses journées. Masseur, kinésithérapeute, dermatologue, pédicure, dentiste, ophtalmologiste. La liste était longue de ceux qu'elle allait consulter. La peur d'être bancale et déglinguée (c'étaient ses propres termes) l'obsédait. Très fière d'être sortie victorieuse, malgré son âge, des griffes d'une épouvantable hépatite virale, elle croyait conjurer le sort en agissant ainsi et. en y mettant le prix !
           Lorsqu'elle avait appris la maladie de Jean-Lou, elle avait été très affectée. Elle n'aimait pas ce genre de nouvelles. Dans ces moments-là, plus préoccupée d'elle-même que de la personne concernée, elle faisait en sorte de détourner au plus vite la conversation.
           Cette fois, quand Clément lui expliqua la gravité de la situation, elle fut prise d'une véritable panique :
- Et moi qui l'ai reçu ici ! Il devait déjà être contagieux.
- N'exagère tout de même pas. Cela remonte à loin.
- Pas du tout ! Il a été hospitalisé peu de temps après sa dernière visite. Si ça se trouve mon hépatite.
-Arrête Hélène ! Ton hépatite n'a aucun rapport avec la maladie de Jean-Lou !            Elle continuait incapable de se maîtriser :
- Et toi ? Tu as vécu avec ce garçon. As-tu consulté pour savoir si tu n'es pas contaminé ?
- Rassure-toi, je suis bien portant. Jean-Lou a contracté cette maladie lors de son voyage à San Francisco. Je ne suis en rien concerné.
           Clément retrouvait la femme égoïste, l'enfant gâtée de toujours. La trêve qu'il avait connue à Cabourg avait été de bien courte durée. Tout espoir de retrouver une autre femme s'était vite évanoui. Dès son retour à Paris, elle avait renoué avec ses habitudes mondaines redevenant une femme frivole, bavarde comme une pie et agaçante au plus haut point. De nouveau la femme meurtrie disparaissait derrière le personnage détestable que tous ne connaissaient que trop bien. Malgré tout, Clément se faisait un devoir de lui rendre souvent visite.
           L'après-midi, Clément reprenait ses consultations. Souvent il peinait et avait du mal à se concentrer. Il avait l'impression qu'il n'avait plus la force d'aider quiconque. Plus le temps passait, plus Clément éprouvait le sentiment que sa vie n'avait aucun sens. Le fragile équilibre qu'il avait réussi tant bien que mal à préserver pendant de nombreuses années s'était effondré d'un coup. Il avait fallu bien peu de choses. Pris de front, il avait été incapable de faire face. Incapable de maîtriser sa passion pour Jacques. Incapable de répondre à l'appel désespéré de Jean-Lou. Incapable de prendre Evelyne en charge jusqu'au bout. Incapable de comprendre sa mère. Incapable de supporter son père.
           Assis derrière son bureau, il se demandait souvent ce qu'il faisait là à écouter les fastidieux monologues de la plupart de ses patients. Au fond de lui-même il ne croyait plus en ses capacités à calmer la misère psychologique qui envahissait chaque jour son cabinet. Parfois, cependant, il avait encore le sentiment d'apporter une aide à ses malades et cela lui donnait la force de continuer. Mais pour combien de temps ?
           Les fêtes de Noël arrivèrent. Les premières représentations du « Diable et le Bon Dieu » furent un franc succès. Jean-Lou électrisé par leur réussite tenait le choc. Il acceptait cocktails et invitations sans se soucier de sa dernière numération qui n'était pas bonne.
           Clément qui, pour ne pas avoir l'air de le surveiller de trop près, le laissait le plus souvent sortir seul, accepta cependant de l'accompagner à la soirée organisée par l'une des chaînes de télévision pour le réveillon du Jour de l'An.            La réception avait lieu sur un bateau-mouche. Bien au chaud derrière les vitres, les convives gavés de caviar, de saumon fumé et de foie gras, buvaient à la nouvelle année en regardant défiler les berges illuminées de la Seine. Jean-Lou vêtu d'un smoking qu'il avait loué pour la circonstance, rayonnait de bonheur : on venait de le solliciter pour mettre en scène une série télévisée. Une coupe de champagne à la main, il se laissait aller à sa joie :
- O.K. les gars ! Nous commençons quand vous voulez. Dès que j'ai lu le scénario. J'en rêve depuis si longtemps ! J'espère que tout ira bien.
           Et comme pour conjurer le sort il ajouta :
- Enfin si mes satanés globules blancs veulent bien me laisser tranquille ! Mais je suis confiant car je suis bien soigné n'est-ce pas Clément ?
           Pris à témoin Clément n'osait répondre. Que dire un soir de liesse ? Inutile de jouer les trouble-fête. Sans rien laisser paraître, il se contenta de porter un toast à la réussite de son ami.
           Le muguet apparut courant février. Pas celui que l'on cueille dans les bois au printemps mais celui qui fleurit sur les muqueuses. L'attaque fut subite. La veille encore les examens avaient été plutôt bons. Rien ne laissait présager une telle irruption. Et voilà que Jean-Lou se réveillait avec une langue couverte de taches blanches. Toute la bouche était envahie. L'enfer : impossible de déglutir sans souffrir.
          Clément, conscient de la gravité de cette nouvelle attaque, prit sur lui de le conduire aussitôt à l'hôpital.
- Tu as raison. Il faut enrayer ce truc au plus vite. Je n'ai pas de temps à perdre, j'ai trop d'engagements. répétait Jean-Lou pour tromper sa peur naissante.
           Et aux infirmières qui le virent arriver il dit d'un air désinvolte :
- Salut mes jolies ! Je m'ennuyais loin de vous. Alors j'ai sauté sur la première occasion pour vous rendre visite. Mais je compte sur vous pour me trouver un traitement rapide car je ne peux pas m'éterniser ici. Trop de travail !
           Averti par l'interne de service, Rosselin avait donné des ordres stricts : chambre isolée, repos absolu, soins intensifs. Jean-Lou réalisa alors qu'il s'était leurré et qu'il ne rentrerait pas chez lui le soir même avec trois pilules à avaler (du reste comment aurait-il pu les avaler dans l'état où était sa bouche !) : on le mettait en quarantaine.
           Son attitude fanfaronne qui l'avait aidé à encaisser le coup fit soudain place à une réelle panique. Clément tenta de le calmer par des paroles apaisantes :
- Laisse-toi soigner. Et puis ici tu peux continuer à écrire ta mise en scène. Je vais t'apporter tout ce dont tu as besoin. Ne t'inquiète pas !
           Les jours suivants furent difficiles. Jean-Lou sombra très vite dans une sorte de délire maniaco-dépressif entrecoupé de moments de lucidité. On avait évité de lui dire que son nombre de lymphocytes avait chuté en dessous de 300 par mm3. Alimenté par une perfusion additionnée d'un cocktail de médicaments, il dépérissait de jour en jour.
           Un matin que Clément était venu lui rendre visite, il lui sembla que Jean-Lou ne le voyait plus. Calé sur ses oreillers, il regardait ailleurs. Ou plutôt il ne fixait plus que des ombres qu'il cherchait à deviner. Il était devenu aveugle.
          Les derniers jours, il perdit totalement conscience. Les reins se bloquèrent. Sur le chariot qui le conduisait au centre de dialyse, Jean-Lou n'était plus qu'un grand corps amaigri que seul le cour maintenait encore en vie.
           Le décès survint dans les heures qui suivirent. Clément avait assisté à l'inexorable évolution des derniers stades de la maladie. Avec effroi. Rosselin qu'il avait vu à ce moment-là lui avait demandé :
- Tu représentes la famille ?
- Jean-Lou n'a pas de famille. Pourquoi ?
- Pour l'autorisation d'autopsier. C'est la seule manière d'en savoir plus car pour l'instant nous sommes en plein brouillard.
           Clément donna son accord. Que pouvait-il faire d'autre ? Bien que préparé à l'éventualité de cette mort, il en refusait l'évidence. Encore sous le choc il s'occupa des obsèques et prévint tous les amis et relations de Jean-Lou.
           La levée du corps eut lieu à la morgue de l'hôpital. Moment pénible. Rien n'est fait pour atténuer la froideur des lieux. Deux tréteaux sur lequel repose le cercueil. Bref recueillement puis la porte s'ouvre sur le corbillard qui attend dehors. Les couronnes et les gerbes regroupées dans un coin sont chargées après la bière, pêle-mêle, les plus grandes écrasant les plus petites. Les portes se referment. C'est fini.
           Non. Il y a le chemin jusqu'au cimetière. Dans le fourgon funéraire Clément est seul. Il l'a souhaité. Malgré les embouteillages, les autres suivent tant bien que mal en voitures particulières ou en taxis.
           A Thiais, devant le caveau, tous les amis sont là. Ils sont nombreux à manifester leur sympathie. « Jean-Lou un garçon si gentil ! » « On l'aimait bien, c'était un chic type. » « Quel malheur. au moment même où il commençait à percer ! » « Vraiment on n'a rien su de sa maladie. Tout ça a été si rapide ! »
           Clément reçoit les condoléances, entouré par tous les comédiens de la troupe. Au loin, il aperçoit Evelyne et Jacques qui arrivent d'un pas pressé. Parvenus devant lui, ils lui parlent. L'émotion est trop forte. Clément sanglote incapable de contenir ses larmes. Un peu plus tard il ne se souvient plus de ce qu'ils se sont dit. Il se rappelle seulement qu'Evelyne l'avait pris par le bras et qu'elle lui avait murmuré : « Clément je comprends votre peine. Vous savez vous m'avez beaucoup aidée. Alors à mon tour de vous aider.si je le peux. Venez nous voir quand vous voulez, vous serez toujours le bienvenu. »
           Jacques s'était montré plus distant se contentant de lui serrer la main sans prononcer un mot.
           Devant la tombe couverte de fleurs, Clément s'était recueilli. Sa décision était prise. Il allait partir. Loin. Il ne savait pas encore où et comment mais il était déterminé et personne ne pourrait le dissuader de renoncer, même pas sa mère.

                                            - XXXIII -

           Amandine, le premier bébé-éprouvette français naquit en février 1982. Jean-Lou mourut en mars 1982. C'était l'un des premiers cas de « syndrome d'immunodéficience acquise » répertorié en France.
           Seul, le premier de ces deux évènements fit la une des médias. Jean-Lou mourait trop tôt. Quelque temps plus tard il aurait pu monnayer sa dernière heure filmée au pied de son lit. Première mort en direct !
           Il n'y eut pas de naissance en direct pour Amandine. A Clamart, l'équipe médicale chargée de la mettre au monde, vigilante, sut déjouer les ruses des journalistes installés devant l'hôpital Antoine Béclère. En revanche, dès que l'annonce officielle de cette naissance tant attendue fut retransmise à la télévision il en devint tout autrement.
           Ce fut ainsi qu'Evelyne, lors de différentes émissions, eut la surprise de voir et d'entendre J.T. Encore peu habitué aux caméras, il avait l'air assez gauche mais quand on le connaissait on devinait sans mal combien il prenait plaisir à être interviewé. Vêtu de son sempiternel pull-over jaune à motifs jacquards Birlington (tricoté par sa mère) qu'on apercevait sous sa blouse blanche entrouverte, il semblait impassible jusqu'au moment où, parce que les questions posées devaient l'agacer, sa jambe gauche était prise de soubresauts qu'il ne cherchait même pas à maîtriser.
           Il est toujours amusant d'observer sur le petit écran quelqu'un qu'on connaît bien. En regardant J.T., Evelyne ne pouvait s'empêcher de penser à « mon chauffeur m'attend » et à tous ceux qui à un moment ou à un autre lui avaient barré la route. Belle revanche pour l'outsider que J.T. était hier encore.            Jacques souriait devant l'enthousiasme puéril qu'Evelyne manifestait devant la réussite de son collègue.
- A quand la suite ?
- Quelle suite ?
- J'entends par là tous les trafics que ce genre de pratique va désormais permettre. Celui des fotus, par exemple !
           L'homme de loi s'inquiétait. Et il avait sans doute raison : l'exploitation à grande échelle de cette technique révolutionnaire allait soulever maints problèmes. Evelyne en était consciente. Elle ne pouvait nier que la méthode de procréation assistée imposerait la mise en place rapide de garde-fous contre tous les abus possibles. Toutefois, devant Jacques, elle voulait se montrer optimiste. Elle restait persuadée que médecins et scientifiques, animés par un même souci d'éthique, sauraient, le cas échéant, résister à toute dérive malhonnête. du moins en France.

           Depuis l'automne, Evelyne et Jacques s'habituaient peu à peu à vivre ensemble. Toutefois, depuis son divorce, Jacques avait pris de fâcheuses manies de célibataire qui avaient le don de rendre Evelyne de mauvaise humeur. Jacques ne rangeait rien. Après lui : la pagaille. Dès qu'il prenait une douche ou un bain, elle retrouvait les serviettes par terre pêle-mêle avec les chaussettes sales et les sous-vêtements. Dès qu'il avait la prétention de faire la cuisine, elle voyait avec angoisse une pile de vaisselle s'accumuler dans l'évier. Sans parler des nombreuses paires de chaussures qui encombraient l'entrée. Sans oublier la pile de pull-overs qui monopolisait l'unique fauteuil de leur chambre. Et pire encore, l'amoncellement sur la grande table du salon du courrier et des journaux datant de plusieurs semaines : la goutte qui faisait déborder le vase.
           Au début Evelyne en avait ri. Mais très vite les choses se gâtèrent. Elle avait beau essayé de ranger au fur et à mesure que Jacques dérangeait, elle n'y suffisait pas. L'embauche d'une femme de ménage devint une nécessité. A partir de ce moment-là, la vie d'Evelyne s'en trouva améliorée. Au moins quand il lui arrivait de rentrer le soir avant Jacques, elle profitait, pour quelques instants, d'un intérieur bien ordonné.
           Mis à part ces petits incidents domestiques, Evelyne s'adaptait assez bien à son nouveau mode de vie. Le charme de l'appartement y était pour beaucoup. Peu à peu ses vieux cauchemars s'estompaient. Seules quelques résurgences surgissaient encore certains soirs de grande fatigue. Dans l'ensemble ses migraines étaient beaucoup moins violentes et lorsqu'elle sentait venir une crise, elle parvenait à l'enrayer assez vite.
           Désormais, Evelyne avait intégré le monde des objets dans sa propre existence. L'acquisition, à Oxford, du service à thé n'avait été que le prélude à bien d'autres achats du même ordre. Elle, qui pendant des années avait fui les rayons d'ameublement, de vaisselle et de décoration des grands magasins, s'y promenait maintenant avec plaisir.
           Cependant, la peur d'abîmer restait ancrée en elle. Quelle angoisse lorsqu'elle voyait Jacques prendre un verre en cristal ou une tasse en fine porcelaine sans la moindre précaution. L'idée même qu'il puisse les briser lui était insupportable. Elle essayait de se raisonner : à quoi bon posséder de beaux objets si c'était pour les stocker dans un placard sans jamais les utiliser. Aussi s'obligeait-elle, dès qu'ils prenaient l'apéritif seuls ou avec des amis, à se servir des beaux verres qu'elle avait achetés à Biot. De même lorsqu'ils recevaient à dîner, elle prenait soin de choisir une jolie nappe brodée et de sortir le service en porcelaine de Limoges qui avait appartenu jadis à sa grand-mère. Elle en avait hérité par hasard parce que ni sa mère ni sa sour n'en avaient voulu. Elle l'avait conservé, emballé, pendant des années, sans avoir eu la moindre velléité de s'en servir. Elle l'avait même oublié et c'est au cours du déménagement qu'elle l'avait retrouvé tout au fond de la penderie. Jacques, en le voyant, s'était extasié - Du Haviland ! Et du Haviland comme on n'en fait plus ! Ça n'a pas de prix ! Tu as une fortune entre les mains.
- Pardon ? Evelyne écarquillait les yeux. Voilà que Jacques s'y connaissait en porcelaine.
- Mais oui ! Haviland est une des grandes marques de porcelaine de Limoges. Une des plus chers. Tout le monde sait cela ! Ma mère est une passionnée de ce genre de choses. C'était du reste le seul point commun qu'elle avait avec Anne.
           Décidément Evelyne avait encore beaucoup à apprendre ! Il y avait donc objet et objet. Et seule, semblait-il, leur valeur vénale les départageait. Casser un verre de Prisunic dont on aime bien les formes harmonieuses ne serait donc qu'un drame mineur alors que casser un verre en cristal serait un impardonnable crime. Evelyne avait bien du mal à l'admettre. Depuis toujours elle avait considéré qu'un objet brisé, potiche ou vase de collection n'était regretté qu'en fonction de sa valeur sentimentale. Si son service de table lui plaisait ce n'était pas pour son prix mais parce qu'elle le trouvait beau. Et elle avait bien l'intention de ne jamais changé d'avis.
           Mais tout ceci n'était qu'un épiphénomène dans la nouvelle vie d'Evelyne. Le plus important était ailleurs, centré sur la venue d'un enfant. Depuis l'été, elle avait espéré, chaque mois, les signes d'une grossesse débutante. En vain. Au début, parce qu'elle connaissait les statistiques qui indiquent qu'après trente-cinq ans la fécondité de la femme diminue, son anxiété était restée mesurée. Elle avait aussi tenu compte du temps nécessaire à la reprise de cycles réguliers après arrêt de la pilule.
           Mais les mois s'étaient écoulés et la phobie de l'utérus vide, lorsque les règles survenaient, commençait à la gagner. STERILE. Elle était stérile comme toutes ces femmes qui depuis la naissance d'Amandine réclamaient à grands cris d'être mère quoi qu'il leur en coûte.
           Evelyne connaissait trop bien le problème pour se leurrer. La fécondation « in vitro » ne résolvait que certains cas de stérilité, pas tous. Dans sa tête elle récapitulait toutes les causes de stérilité féminine : atrésie ovarienne, ovaire kystique, trompes obstruées, infections utérines. sans oublier les insuffisances hormonales qui sont à l'origine de nombreuses fausses-couches.
           Raisonner en scientifique est une chose, être à l'écoute de son corps en est une autre. Mais être scientifique et à l'écoute de son corps est la pire des choses. Evelyne qui jusqu'alors n'avait jamais voulu d'enfant et avait toujours traité ce problème avec détachement, découvrait soudain les affres de l'attente, l'exacerbation du désir bafoué, le refus du sort qui s'acharne et la honte de ne pouvoir procréer. Supporter les chuchotements des autres : « elle ne peut pas avoir d'enfant. A son âge, elle s'imaginait que ce serait facile ! ». « Elle a dû trop prendre la pilule. ça joue des tours à la longue ! ». « Si ça se trouve elle s'est fait avorter plusieurs fois et maintenant elle le paie cher ». Supporter les réflexions malveillantes : « un gosse ça ne se commande pas comme une voiture ! ». « On vit en égoïste pendant des années et puis soudain on réalise qu'il est trop tard ». Les mours évoluaient mais les mentalités restaient figées. En vertu des bons principes, il était encore assez mal vu qu'une femme puisse faire passer sa carrière en priorité choisissant délibérément de ne pas avoir d'enfant. Certes, au début des années 1980, le problème touchait surtout les femmes qui, ayant fait des études, pouvaient prétendre à des postes intéressants. Combien de ces femmes parvenues à la quarantaine étaient prises soudain de panique à l'idée que la ménopause approchait et que plus jamais elles ne pourraient procréer ! Sournoisement le désir d'enfant qui, jusque-là, ne les avait pas tourmentées devenait obsessionnel. Toute leur vie en était perturbée. Comment reconnaître, sans perdre la face, après des années d'indépendance proclamée, qu'elles avaient eu tort ? Alors elles consultaient et mettaient tout en ouvre pour parvenir à leur fin. Puis déculpabilisées, elles devenaient des mères très impliquées dans l'éducation de leur progéniture ne serait-ce que pour se prouver qu'elles avaient su concilier travail et maternité.
           Evelyne correspondait tout à fait à ce type de femme. Son inquiétude grandissant, elle avait téléphoné à sa gynécologue et pris rendez-vous. La dernière fois qu'elle l'avait consultée elle lui avait annoncé, un peu gênée, sa décision d'arrêter toute contraception. Mais l'entretien avait été encourageant : - Vous n'avez jamais avorté ?
- Non.
- Adolescente vous aviez des cycles réguliers ?
- Oui.
- La prise de pilule a-t-elle toujours été entrecoupée par des périodes d'arrêt ?
- Oui.
- Vous n'êtes pas sous antidépresseurs ?
- Non.
- Alors, malgré votre âge, vous avez une grande probabilité de faire un beau bébé.
           Evelyne avait cru en ces paroles réconfortantes. Mais voilà que six mois plus tard elle n'était toujours pas enceinte.
           Cette fois, la gynécologue s'étonna. Questionna. Pas de douleurs mammaires ? Pas de sécrétions anormales ? Il restait alors à procéder aux classiques dosages hormonaux : FSH, LH, oestradiol, progestérone. sans omettre le dosage du cholestérol et du glucose.
           Huit jours plus tard, résultats en main, Evelyne constata que tout était normal. On passa alors au contrôle de la tuyauterie. Les examens n'avaient rien de plaisants mais Evelyne s'y soumit sans rechigner. Verdict : tuyauterie en bon état.
           Retour à la case départ devant une gynécologue de plus en plus perplexe. - Vous en avez parlé avec votre partenaire ?
- Non.
- Pourquoi ?
- Il ne comprendrait pas. Là Evelyne exagérait. Jacques aurait très bien compris. En réalité c'était elle qui redoutait sa réaction.
- Vous devriez lui en parler.
- Pourquoi ?
- Vous le savez bien voyons ! Il n'y a pas que la stérilité féminine. Vous connaissez parfaitement tous les cas de stérilité masculine qui peuvent exister n'est-ce pas ?
- Vous croyez que. ? Evelyne était abasourdie.
- Je ne crois rien mais il serait bon que votre partenaire se fasse faire un spermogramme.
           Jacques un spermogramme ! Jamais Evelyne n'avait envisagé que Jacques puisse être stérile.
- Vous n'y aviez vraiment pas songé ?
- Non. Et pourtant, comme vous me le faites remarquer, je suis bien placée pour savoir.
- Oui mais quelque part votre subconscient refuse d'admettre cette éventualité. Vous avez préféré vous culpabiliser. Réaction classique que je rencontre chez beaucoup de mes patientes.
           Evelyne réfléchissait. Timidement elle dit :
- Il y a encore une éventualité que nous n'avons pas encore envisagée.
- Laquelle ? s'enquit la gynécologue.
- Celle que je fabrique des anticorps contre ses spermatozoïdes.
- Décidément vous tenez à vous culpabiliser ! Commencez donc par lui expliquer les choses telles qu'elles sont et conseillez-lui de faire un spermogramme ! Après nous verrons !
           Evelyne dut en convenir : sa gynécologue avait raison. Maintenant elle devait s'armer de courage pour affronter Jacques. Comment allait-il réagir ?

                                            - XXXIV -

           Evelyne rendit visite à Clément peu de temps après le décès de Jean-Lou. A l'improviste. Un soir, elle sonna à sa porte alors qu'il consultait encore. Dès le coup de sonnette Clément sut que c'était elle. Pris de court, il lui demanda de patienter et l'installa dans le petit salon voisin de son cabinet de consultation. Evelyne y pénétrait pour la première fois. D'emblée elle fut séduite par l'atmosphère qui se dégageait des lieux. La pièce n'avait rien à voir avec celle où Clément recevait ses patients. C'était une pièce accueillante, pleine de lumière et meublée avec un goût exquis. Ici, le monde pouvait crouler, on se sentait protégé quoi qu'il advienne. D'où venait ce sentiment de sécurité ? Evelyne s'amusa à deviner. Etait-ce dû aux tentures et à l'épaisse moquette qui assourdissaient les bruits ? Etait-ce à cause de l'élégance et de la légèreté du mobilier (un Directoire qui aurait fait mourir d'envie les antiquaires de la rue des Saints-Pères ou de la rue Jacob).
           En fait, n'était-ce pas tout simplement dû à l'harmonie des couleurs qui existait entre les tissus, la tapisserie et les boiseries ? Elle n'eut pas le temps d'approfondir la question : Clément l'avait rejointe. Impatient de connaître le but de sa visite, il avait écourté son dernier rendez-vous.
- Comment allez-vous ?
           L'entendre la soulagea, rien que sa présence lui faisait du bien.
- Je crois que ça va. Quand vous êtes entré j'étais en train d'admirer cette pièce, ces meubles.
           Elle ne savait pas trop bien comment amorcer la conversation. Clément qui la sentait embarrassée la fit asseoir et dit :
- Ce sont des meubles qui ont appartenu à ma grand-mère paternelle. Je suis content qu'ils vous plaisent, je les aime beaucoup.
D'un geste, il désigna, posé sur un petit guéridon, un cadre en argent dans lequel on voyait une photographie de Jean-Lou. Puis, la voix enrouée, il ajouta : - Il ne méritait pas ça ! C'était vraiment un garçon bien. Hélas ! Je ne m'en suis rendu compte que trop tard ! Mais pardonnez-moi de vous importuner, dites-moi plutôt l'objet de votre visite.
           Evelyne acquiesça de la tête. Elle hésitait encore à évoquer le but précis de sa visite se demandant ce qu'il fallait dire et comment le dire. Lorsqu'elle avait envisagé de prendre conseil, elle avait tout de suite pensé à Clément mais maintenant qu'elle était devant lui, elle ne trouvait plus les mots qui convenaient.
- Je suis désolée de venir vous ennuyer mais j'ai besoin d'un avis. du vôtre.
           Clément ne disait rien. Il la laissait en venir au fait sans l'aider.
- Voilà, avec Jacques nous voulons avoir un enfant. Bien sûr, je suis un peu vieille, ça je le sais et. Je dois vous paraître absurde mais. Jacques semble y tenir. Aussi nous avons essayé. Excusez-moi j'ai du mal à parler de ce problème.
           Clément d'instinct, reprit le ton qu'Evelyne lui connaissait quand il voulait être rassurant :
- Vous n'avez pas du tout à être gênée. Je vous en prie continuez.
- Et puis rien. Alors j'ai consulté. J'ai fait tous les examens et toutes les analyses. De mon côté tout est normal comprenez-vous ?
- Le problème est ailleurs ?
- Ma gynécologue dit que Jacques devrait se faire examiner. Qu'il est peut-être.
- Stérile ?
- C'est une éventualité.
- Vous lui en avez parlé ?
- Non. Je ne sais pas comment m'y prendre. Je crois que j'ai besoin d'y voir un peu plus clair. Que me conseillez-vous ?
           Evelyne s'en remettait à Clément. Aurait-elle pu imaginer une telle situation un an plus tôt ? Il était bien loin le temps où, allongée sur le divan, elle s'acharnait à le provoquer pour le faire sortir de ses gonds, trop contente quand elle y parvenait. Il était bien loin le temps où il l'agaçait, où elle l'agressait par plaisir, où elle cherchait à se défouler sur lui, à le ridiculiser par tous les moyens.
           La réponse de Clément ne se fit pas attendre. Il la formula accompagnée d'un haussement d'épaules :
- Eh bien c'est simple, vous lui dites ce que vous venez de me dire. Jacques n'est pas un homme borné, que je sache ! Il est capable de comprendre me semble-t-il. Non ?
- Il est si fier de lui, de ce qu'il est.
- Ce n'est pas une honte d'être stérile. Et puis rien n'est encore sûr. La première chose à faire est effectivement de le vérifier. Attendez le diagnostic
- J'ai peur qu'il ne veuille pas consulter.
           Clément s'esclaffa :
- Allons donc ! Il ira. Persuadé qu'on ne trouvera rien. Jacques est ainsi fait, vous le savez bien ! Les mauvais coups du sort sont pour les autres, pas pour lui. Espérons que cette fois encore son bel optimisme lui donne raison.
           Evelyne n'avait jamais vu Clément aussi catégorique. Et il avait raison, Jacques se croyait invulnérable. Mais qu'allait-il arriver s'il venait à apprendre.
           Clément ne semblait pas du tout inquiet :
- Justement il est temps qu'il prenne conscience des réalités. De certaines réalités. Jacques est un enfant gâté qui exige tout des autres et peu de lui-même. A commencer par vous qu'il.
           Evelyne l'interrompit brutalement :
- Il est moins exigeant que vous ne le croyez.
- Plus que vous ne le pensez. Vous êtes sous anesthésie. Sous le charme.
           Clément avait renchéri violemment mais Evelyne se défendait :
- Peut-être mais je lui dois de m'avoir aidée à m'en sortir. Vous ne pouvez pas le nier.
- Je suis persuadé que vous y seriez arrivée un jour ou l'autre. sans lui. Il s'est trouvé juste là au bon moment.
- Vous êtes injuste.
           Evelyne trouva soudain que leur conversation prenait un tour déplaisant. Clément exagérait. Son acharnement à démolir Jacques ne pouvait s'expliquer que par la jalousie ou le dépit amoureux. Devinant ses pensées Clément l'interrompit :
- N'allez pas vous imaginer que je vous dis cela par jalousie, rancune ou je ne sais quel autre sentiment mesquin. Croyez-moi, Jacques est l'homme que je continue à aimer profondément. C'est une passion terrible et terrifiante dont je ne peux me libérer. Je le sais. J'ai beaucoup souffert et j'ai fait souffrir. Aujourd'hui j'ai appris à vivre avec cette souffrance. J'essaie seulement d'être lucide. A travers mes émotions, je n'ai aucun mal à deviner quel impact Jacques a sur vous. Il envoûte tous ceux qu'il côtoie : jurés, juges, avocats, inculpés, innocents, coupables, relations, amis, ennemis que sais-je encore ! C'est sa grande force. Voilà pourquoi je vous mets en garde. Loin de moi de chercher à vous éloigner de lui. Hormis le danger qu'il représente c'est un homme remarquable. D'une certaine manière vos deux caractères se complètent. Il a l'aplomb qui vous manque et vous la sagacité qui lui fait défaut. Aimez-le, il le mérite et cela vous sauve. Cependant, conservez toujours votre libre-arbitre. Ne devenez jamais dépendante d'un tel homme ou alors vous risquez d'aller au devant de bien des déceptions. Quant au problème qui vous préoccupe aujourd'hui, la seule vraie question est celle de savoir si vous souhaitez, VOUS, avoir cet enfant.
           En parlant ainsi Clément obligeait Evelyne à regarder les choses en face. Brusquée elle hésita avant de répondre :
- Je crois que oui. C'est venu petit à petit au fur et à mesure que je voyais plus clair en moi.
- Alors ce qui importe c'est cet enfant que vous désirez. Le reste n'est que broutilles.
- Vous trouvez ?
- Oui. Forte de votre désir parlez à Jacques sans crainte. Vous me dites qu'il désire aussi avoir un enfant alors à lui de prendre ses responsabilités. Soyez sereine. Et maintenant que diriez-vous d'une tasse de thé ? Pas ici car depuis que je vis seul je néglige l'intendance mais rue de Sévigné dans un salon de thé où je vais souvent. On y sert des thés aromatisés plus délicieux les uns que les autres. Voulez-vous ?
           Evelyne se laissa tenter. Après cette conversation difficile elle éprouvait le besoin de se détendre.
           En fin de journée le quartier du Marais est très animé. Touristes et riverains (chalands, artistes, intellectuels.) profitent du moindre rayon de soleil, et c'était le cas ce jour-là, pour envahir les rues.
           Dans ce quartier qui était le sien depuis longtemps, Clément était très connu. Dans la rue, à plusieurs reprises, il s'arrêta pour serrer des mains ou faire signe à des gens qui l'interpellaient. Evelyne observa que ce n'était jamais lui qui allait le premier au devant des autres. Et quand elle lui en fit la remarque il sourit :
- C'est un vieux réflexe de psy sans doute. Mais ne prenez pas cela pour de l'indifférence. Bien au contraire. Disons que j'agis par discrétion.
           Le thé (à la framboise pour Evelyne et à la vanille pour Clément) leur fut servi avec des macarons croustillants et fondants qui sortaient à peine du four. Ils grignotèrent de bon cour parlant de choses et d'autres. Evelyne s'étonnait de la foule qu'elle apercevait au dehors :
- Vous habitez un quartier très vivant.
- Oui, il se passe toujours quelque chose par ici. C'est même devenu un peu trop fréquenté. Toutes les rénovations immobilières qui ont été entreprises ces dernières années ont amené une faune nouvelle pas toujours en phase avec les habitudes du quartier. Avant on vivait plutôt tranquilles derrière nos hauts murs et nos grandes portes cochères. Malgré tout j'en garderai un agréable souvenir.
- Pourquoi dites-vous cela ?
- J'ai l'intention, dans un délai assez bref, de quitter Paris. De partir loin. peut-être en Afrique pour participer à une ouvre humanitaire. J'ai contacté Médecins sans Frontières. J'attends une réponse.
- Vous allez abandonner votre clientèle ?
- Oui. Je crois qu'il est temps pour moi de faire autre chose.
- Sans regret ?
- Je ne sais pas encore. C'est une fois parti que je le saurai.
- Vous faites un gros pari sur l'avenir. Et comment votre entourage prend-t-il la chose ?
- Il s'y fera. Mon père ne s'est jamais intéressé à moi. Ma mère a sa vie. Je ne crois pas que je vais lui manquer. Certes, elle ne pourra plus me téléphoner pour me parler de tout et de rien mais à par cela.
           Evelyne acquiesça :
- Vos propos me font penser à ma propre mère. Je suis allée la voir l'automne dernier. Immuable. Ses convictions n'ont pas changé d'un pouce. Quand elle a su que je vivais avec Jacques, que du reste elle ne souhaite pas rencontrer, elle m'a dit que je faisais l'erreur de ma vie. Inutile de discuter !
- Ah ! Les mères. un régal pour les psys n'est-ce pas ?
           Ils rirent de bon cour. Evelyne regarda sa montre. Il était encore tôt. Elle décida de rester encore un peu. Alors Clément l'interrogea sur son nouvel appartement :
- Comment est-il ?
- Bien mais c'est la maison qui est extraordinaire. Enfin pour moi. C'est la maison de mes fantasmes : la fameuse maison blanche dont je vous ai tant parlé. Une coïncidence incroyable. Le jour où nous l'avons visitée je n'en croyais pas mes yeux. Nous habitons le dernier étage, avec une grande cuisine, une salle de bains ancienne et un jardin d'hiver. Je n'arrive pas à y croire. Il faut que vous veniez un soir dîner avec nous. Vous comprendrez mieux.
- Vous savez, l'interrompit Clément, il y a une théorie qui dit que ce que l'on désire très fort on finit toujours par l'avoir. C'est peut-être ce qui vous est arrivé.
Vous avez l'air sceptique ?
- La scientifique que je suis a du mal à vous suivre sur ce terrain.
- Je vous provoque. Toutefois, vous ne pouvez nier que les rêves prémonitoires existent ! Le hasard nous réserve souvent de ces surprises !
- Ce n'est peut-être pas le fruit du hasard. Parlons plutôt de concours de circonstances.
           Ils s'amusèrent encore à échanger quelques propos philosophiques sur le sujet puis vint le moment où ils durent se quitter, presque à regret. Evelyne promit à Clément de lui téléphoner pour le tenir au courant de la suite des événements. Clément promit à Evelyne de venir visiter sa maison blanche. Puis, ils se séparèrent au carrefour de la rue de Turenne et de la rue des Francs-Bourgeois.

                                            - XXXVI -

           Le CECOS (Centre d'Etude et de Conservation du Sperme humain) était au rez-de-chaussée. A l'étage : les laboratoires de recherche. Le docteur P.J. reçut Jacques dans son bureau qui, installé à l'extrémité sud du bâtiment, avait la chance d'être calme et spacieux. Par la baie vitrée, on apercevait, quand le ciel était dégagé et c'était le cas ce jour-là, le profil élancé de la tour Eiffel. Situé dans le centre hospitalier de Bicêtre, une ville dans la ville, le service du professeur G.D. où travaillait P.J. était alors considéré comme l'un des plus compétents en matière d'Andrologie et de Cytogénétique.
           Jacques avait téléphoné à P.J. parce qu'ils avaient des relations communes et qu'ils avaient sympathisé les rares fois où ils s'étaient rencontrés. P.J. lui avait fixé un rendez-vous et aujourd'hui il le recevait. Très cordialement :
- Bonjour cher ami. Un procès en paternité qui pose problème ?
- Non. C'est personnel. Un truc idiot si l'on veut. Un simple contrôle pour rassurer ma femme. Nous avons décidé d'avoir un enfant. Tous ses examens gynécologiques sont paraît-il normaux alors elle m'a demandé de vérifier si de mon côté. Une drôle d'idée mais enfin on ne sait jamais n'est-ce pas ?
- On ne sait jamais en effet répondit en souriant P.J.
           Et l'interrogatoire commença, P.J. remplissant les cases d'un formulaire au fur et à mesure que Jacques répondait à ses questions.
- Depuis quand avez-vous des rapports sexuels avec votre partenaire ?
- Environ deux ans.
- Quel âge a-t-elle ?
- Trente-huit ans.
- Moyen de contraception ?
- La pilule.
- Depuis quand a-t-elle arrêté de la prendre ?
- Depuis que nous souhaitons un enfant. Ça doit faire huit mois à peu près.
- Fréquence des rapports ?
- Le plus souvent possible !
- Trois ou quatre fois par semaine ou plus ? Ces précisions ont leur importance. Tout a son importance.

- Mettons quatre fois en moyenne.
- Vous avez déjà été marié ?
- Oui.
- Avez-vous déjà été à l'origine d'une grossesse ?
- Non.
- Votre ancienne femme a-t-elle procréé depuis ?
- Je l'ignore.
           Maintenant suivait une liste impressionnante de questions ayant trait aux antécédents familiaux du patient et aux maladies et interventions chirurgicales qu'il avait eues. Date de la puberté ? Diabète familial ? Tuberculose ? Orchite ? .
           Imperturbable P.J. continuait :
- Pas de chimiothérapie ?
- Pas d'irradiation ?
- Maladies infantiles ? Oreillons ?
- Tabac ?
- Alcool ?
- Drogue ?
           Le questionnaire achevé, P.J. se leva et appela son assistante. Puis se tournant vers Jacques :
- Tout ceci m'a l'air correct. Si vous voulez bien je vais vous examiner. Déshabillez-vous.
           Quelques minutes plus tard, Jacques nu comme un ver devenait le cas clinique 6.308. L'examen commença. Palpation des testicules. Position intra- scrotale. Taille. Volume.
           Sans broncher l'assistante dont le sexe des hommes était son pain quotidien, prenait des notes. En présence de cette femme Jacques ne se sentait vraiment pas à l'aise. Sa belle assurance l'avait quitté. Et c'est à peine s'il se sentit soulagé quand P.J lui dit :
- A première vue, rien à signaler. Maintenant vous allez vider votre vessie et je vais faire un toucher rectal pour évaluer le volume de votre prostate.
           Jacques n'avait plus qu'à obtempérer.
           Juste après l'examen, P.J retirant le gant chirurgical avec lequel il s'était protégé, se montra rassurant :
- Là non plus rien d'anormal. Voilà ! C'est terminé pour aujourd'hui. Vous pouvez vous rhabiller.
           Jacques s'étonna :
- Pas de spermogramme ?
- Mais si bien sûr ! Seulement il faudra revenir. après trois ou quatre jours d'abstinence. Si vous voulez vous pouvez prendre rendez-vous dès aujourd'hui. En sortant allez voir ma secrétaire mademoiselle Lesage au rez-de-chaussée. Nous sommes mercredi. Abstenez-vous de tout rapport sexuel samedi et revenez mardi prochain. Je vous conseille de venir tôt si vous ne voulez pas trop attendre. Et je vous revois dès que nous aurons les résultats. O.K.
           Jacques qui croyait s'en tirer à bon compte avec une seule consultation, se sentit soudain devenir un cobaye. La poignée de main de P.J. qui se voulait rassurante ne le rassura en rien.
           Dehors il faisait presque doux. En quittant l'hôpital Jacques essayait tant bien que mal de se rassurer car cette consultation avait pris une tournure à laquelle il ne s'attendait pas du tout. Dès qu'il trouva une cabine téléphonique il appela Evelyne.
- Alors ?
- J'en sors. Pour l'instant rien à signaler.
- Tu as un rendez-vous pour le spermogramme ?
           Tiens, tiens ! Evelyne avait l'air de bien connaître le protocole. Il oubliait qu'elle avait depuis longtemps des relations suivis avec les différents CECOS de la région parisienne.
- Oui. Mardi prochain. Le matin. Je te préviens le week-end n'aura rien de folichon !
- Je sais mais c'est pour la bonne cause.
           Il raccrocha, ulcéré qu'elle le prenne si peu en considération. Après tout il aurait pu refuser d'aller consulter !
           Evelyne qui savait Jacques en de bonnes mains, n'était pas inquiète sur la manière dont il avait été reçu par P.J. qu'elle connaissait bien pour l'avoir souvent côtoyé lors de divers congrès. C'était un médecin qui aimait ce qu'il faisait. Un passionné. Dynamique et très efficace, sa réputation n'était plus à faire.
           Dans l'immédiat Evelyne avait retrouvé son calme. Inutile d'alarmer Jacques sur la suite des investigations qui allaient s'avérer plus contraignantes mais certes plus déterminantes que les précédentes.
           Le soir-même alors qu'il venait juste de rentrer, Evelyne voulut en savoir plus mais Jacques se montra agacé :
- Fais-moi grâce de tes questions ! J'ai déjà eu ma dose ce matin !
- N'exagère pas !
- On voit bien que ce n'était pas toi qui étais sur la sellette !
- J'y suis passée aussi.
- Ce n'est pas pareil ! Vous les femmes vous avez l'habitude.
           Devant une telle mauvaise foi Evelyne n'insista pas et évita désormais de revenir sur le sujet.
           Le week-end, ils restèrent à Paris et Jacques en profita pour étudier des dossiers en retard. Mais il avait beau se concentrer il n'avançait pas. Son esprit était ailleurs. Il ne cessait de ruminer se demandant comment, alors qu'il ne s'attendait qu'à une banale consultation, il se retrouvait soumis à de multiples examens qu'il n'avait pas souhaités.
           Le mardi suivant, Jacques trouva mademoiselle Lesage qui l'attendait. La secrétaire sortit son dossier puis appela une infirmière. Cette dernière se chargea d'installer Jacques dans l'une des cabines réservées aux consultants. Puis, une fiche à la main elle lui demanda :
- Abstinence depuis samedi ?
- Oui.
- Très bien. Voici le récipient. Si vous avez la vessie pleine, urinez avant. Les toilettes sont à côté. Lorsque vous aurez recueilli votre sperme, sonnez.
           Elle lui désigna un bouton près de la porte et sortit.
           Il se retrouvait seul. La pièce n'avait rien d'érotique : des murs blancs. Une chaise, une petite table sur laquelle traînaient une ou deux revues anodines et un lavabo.
           Il n'avait pas la vessie pleine. Il n'avait rien envie de faire et pourtant il n'allait pas rester enfermé toute la matinée comme un idiot dans cette horrible cabine. Son imagination était au point zéro. Il lui fallut beaucoup de volonté pour arriver à ses fins. Une éjaculation triste et peu abondante dans un bocal prévu au moins pour un verrat. De quoi être complexé ! Mais il n'en était plus à ça près ! Il sonna. L'infirmière vint chercher son précieux prélèvement. Il demanda :
- Quand aurai-je les résultats ?
- Téléphonez jeudi. C'est le docteur P.J. qui vous suit ?
- Oui.
- Dans ce cas il pourra vous recevoir le jour même. Il consulte toute la matinée. Prenez rendez-vous dès aujourd'hui auprès de sa secrétaire.
           C'était reparti pour un tour ! Cette fois Jacques n'éprouva nul besoin de téléphoner à Evelyne. Il avait envie d'être seul. De se reprendre. S'il avait pu imaginer qu'un jour il en passerait par-là ! Une histoire de fou. Enfin ! Dès jeudi tout allait rentrer dans l'ordre. Après, son spermogramme en poche, il pourra rire de toute cette affaire. A son âge, Evelyne devait avoir un problème hormonal que sa gynécologue n'avait pas dû détecter. D'ailleurs, il avait bien l'intention d'en parler à P.J. pour avoir son avis. C'était bien la peine qu'elle travaillât sur tous ces problèmes-là pour ne pas être capable de s'évaluer correctement !
           Le soir de ce jour J (comme juteux se complaisait à répéter Jacques qui croyait par de tels propos afficher une totale désinvolture) ils allèrent au concert à la salle Gaveau. Evelyne avait pu obtenir deux places (un vrai miracle !) pour ce qui était alors considéré comme un must de la saison musicale : Mozart-Mahler-Berlioz.
           A l'entracte, ils aperçurent Clément qui accompagnait sa mère. Evelyne qui ne la connaissait pas découvrit une femme dont la laideur singulière confinait à une forme de beauté. Une beauté démoniaque. Un regard d'aigle. Un visage osseux que les liftings avaient tendu à l'extrême. Une peau translucide sous un maquillage à peine visible. Rien n'était laissé au hasard. Ni la coiffure (une perruque coûteuse aux cheveux mi-longs blond cendré), ni les mains fines manucurées, ni le buste aux allures de jeune fille, ni les jambes gainées de noir ni enfin l'ensemble en soie rouge pourpre signé Chanel.
           Clément fit les présentations :
- Hélène je te présente Evelyne.
           Elle lui tendit une poignée de main molle qui contrastait avec l'air hautain qu'Hélène avait pris en regardant la jeune femme pour bien lui montrer qu'elle ne l'intéressait pas. Puis se tournant vers Jacques elle lui dit d'une voix rauque :
- Jacques ! Comment allez-vous grand lâcheur ? Vous m'avez abandonnée. Voilà combien de temps que je n'ai pas eu votre visite ?
           A l'époque du procès qui avait fait la une des quotidiens et au cours duquel Clément avait rencontré Jacques, Hélène avait été très impressionnée par les talents de Jacques et avait souhaité le connaître. Aussi, l'avait-elle reçu plusieurs fois à sa table. L'impétuosité de Jacques l'amusait. Mais, peu à peu, une toquade en chassant une autre, les invitations s'étaient peu à peu raréfiées. Et voilà qu'aujourd'hui, sans aucun complexe, Hélène venait reprocher à Jacques de la négliger ! Un comble !
           Pour toute réponse, Jacques s'inclina sur la main qu'elle lui tendait et l'effleura du bout des lèvres. Il la sentit tressaillir. Son charme agissait et il était déjà pardonné. Elle le prit par le bras et l'attira à l'écart sans s'occuper d'Evelyne et de Clément auxquels elle tourna le dos pour bien leur faire comprendre qu'ils étaient de trop. Jacques en bon diplomate attendit qu'elle parlât.
- Jacques je vais avoir besoin de vous.
- Pour ?
- Il s'agit de Clément. Cet imbécile s'entête à vouloir partir chez les sauvages.
- Les sauvages ?
- Oui. En Afrique pour soigner des négrillons pleins de vermine. Lui pour qui nous avons tant fait pour qu'il soit bien installé ! Quel remerciement ! Essayez de le dissuader. Je crois que vous avez de l'influence sur lui, je vous en prie ! S'il part j'en mourrai !
- Evelyne m'a vaguement parlé de son projet mais je n'imaginais pas qu'il puisse le mettre si vite à exécution. Il ne m'en a pas parlé. Je sais qu'il a été très éprouvé par le décès de Jean-Lou.
- Et le mien alors ? Il n'y pense pas !
- Vous me voyez très étonné. Il a une clientèle importante et il aime son métier.
- Eh bien il veut partir malgré tout ! Interrogez-le, vous verrez !
- Je vous promets de le faire.
- S'il vous plaît Jacques ! Ne m'abandonnez pas !
           La sonnerie qui annonçait la fin de l'entracte mit fin à leur conversation. Jacques retrouva Evelyne et lui fit part de ce qu'il venait d'apprendre.
- Oui je sais.
- Comment ? Depuis quand ?
- Depuis que j'ai été le voir un soir. Sa mère s'illusionne il ne reviendra pas sur sa décision. Mais tu peux toujours essayer de lui parler.
           Jacques haussa les épaules. Après tout à chacun ses problèmes ! Si Clément voulait partir qu'il parte ! Libre à lui d'aller attraper la peste ou le paludisme à l'autre bout du monde. Evelyne avait sans doute raison, plus personne ne le ferait désormais changer d'avis

                                            - XXXVII -

           Clément avait préparé son départ dans la plus grande discrétion. Sur le moment, malgré sa détermination à tourner la page, il avait hésité à liquider toutes ses affaires. Aussi avait-il gardé son appartement et confié son cabinet à un jeune confrère qui cherchait des vacations. Puis, il avait appris son affectation : il partait pour l'Ethiopie. On l'envoyait, avec d'autres volontaires, relayer l'équipe médicale qui se trouvait à Addis-Abeba depuis six mois et qui, épuisée, devait être rapatriée en France dans les plus brefs délais.
           L'annonce de son départ en étonna plus d'un. Comment ce psy dont la réputation était excellente pouvait-il tout quitter ainsi du jour au lendemain ? Incompréhensible !
           Bien évidemment Clément eut à affronter la colère de sa mère. La scène fut terrible. Toutes griffes dehors, elle l'avait agoni d'injures. Son langage si châtié d'ordinaire avait fait place à un langage ordurier :
- Espèce de salaud ! Cela ne t'a pas suffi de nous ridiculiser avec tes liaisons contre nature. Sale pédé ! Il faut encore que tu te distingues autrement ! Ton père et moi avons été bien cons de t'aider à chaque fois que tu avais besoin de fric ou de piston. Parce qu'à ma connaissance tu n'as craché ni sur l'un ni sur l'autre hein ! Espèce de minable ! Fous le camp et ne reviens jamais nous demander quoi que ce soit !
           Clément s'était attendu à une algarade mais pas d'une telle violence. Atterré il tenta de la calmer :
- Mais Hélène c'est seulement une expérience que je veux tenter. Mon départ n'est sans doute pas définitif. Enfin je ne le crois pas. J'ai besoin de voir clair. Et puis si je suis un minable c'est peut-être l'occasion de montrer que je suis capable de me débrouiller seul, sans piston comme tu dis.
- Imbécile ! Tu raisonnes comme un imbécile attardé. Ou plutôt comme un adolescent en pleine crise d'émancipation.
- Tu as sans doute raison. Je prends mon essor avec vingt ans de retard. Mieux vaut tard que jamais !
- Tu dis n'importe quoi ! On ne gâche pas une situation comme la tienne pour aller soigner une poignée de nègres qui de toute façon ne demandent qu'à crever ! Si ces gens-là ne se reproduisaient pas comme des lapins ils auraient de quoi vivre.
- Hélène ! Cesse de dire n'importe quoi. Ces gens-là sont dans la misère et ils ont besoin de nous. Du reste, tu es la première à donner de l'argent me semble-t-il.
- Ça n'a rien à voir. Ça permet à ton père de déduire les sommes versées de ses impôts.
           Clément avait fini par claquer la porte devant des domestiques stupéfaits de ce qu'ils venaient d'entendre malgré eux, tellement mère et fils avaient crié fort.
           Une fois seule, Hélène pleura. Elle n'était plus qu'une mère blessée dans sa chair. Son fils la quittait. Il l'abandonnait sans se soucier de ce qu'elle allait devenir. Et au lieu d'essayer de le comprendre, elle l'avait agressé, le traitant de tous les noms pour lui faire mal. Son petit garçon ! Cet enfant si doux, si délicat qu'elle avait élevé avec tout le dévouement dont elle était capable. Son petit Clément si sensible, si fragile qu'elle avait toujours protégé des attaques extérieures ; qu'elle avait défendu contre un père intransigeant et souvent injuste. Contrairement à ce qu'elle lui avait jeté au visage dans sa rage de l'humilier, elle avait toujours été fière de lui. Il était l'unique : celui qui avait toutes les qualités, le seul être qu'elle croyait aimer. En réalité, elle n'avait aimé qu'elle et avait fait de son fils son faire-valoir, sa réussite personnelle, sa chose. Il ne pouvait exister que par elle, pour elle. Il était impensable qu'un jour il puisse lui échapper. Pendant des années l'homosexualité de Clément l'avait rassurée. Mieux valaient des liaisons passagères avec des hommes inconsistants tel que Jean-Lou, qu'une maîtresse ou une épouse qui lui aurait pris son fils. Et voilà, qu'au moment même où elle pensait que tout danger était écarté, le décès de Jean-Lou venait tout bouleverser. Elle était certaine que c'était la cause de son départ. Mais quelle sottise de partir ainsi ! Clément avait un charme fou, il plaisait, pourquoi ne se consolait-il pas avec un nouveau partenaire ?
           Curieusement, bien qu'en parfait matérialiste il ait du mal à comprendre que son fils veuille sacrifier sa carrière à une cause humanitaire, le père de Clément manifesta moins de réticence que son épouse. Il n'avait jamais approuvé la manière de vivre de Clément alors, après tout, s'il voulait partir pourquoi pas ? D'une certaine manière il se sentait soulagé à l'idée que bientôt il n'aurait plus à rougir d'être le père d'un homosexuel de surcroît cabotin à ses heures même si par ailleurs il avait la réputation d'être un excellent psychanalyste.
           Les deux hommes eurent un long entretien alors que Clément pensait, en entrant dans le bureau de son père, qu'il ne ferait, comme à l'habitude, qu'entrer et sortir.
- Assieds-toi Clément. J'ai parlé avec ta mère. Elle m'a appris ta décision de partir.
- Oui. Je m'en vais à la fin du mois. En Ethiopie.
- Ta mère est au bord de la crise de nerfs.
- C'est une bonne comédienne. Il faut seulement qu'elle se fasse à l'idée de ne plus m'avoir sous la main.
- Si tu veux. Enfin ! J'ai tenté de lui expliquer qu'elle n'avait pas à faire pression sur toi pour te retenir.
- Et toi qu'en penses-tu ?
- Tu as sans doute besoin de changement. Ta décision t'appartient. Personnellement je n'aurais pas agi comme cela, mais tu es différent. La seule question que je me pose à ton sujet : tiendras-tu le coup ? Vivre là-bas ne va pas être une partie de plaisir. Tu n'es plus un jeune homme. Tu as pris des habitudes de confort. Vas-tu pouvoir faire abstraction de tout ce qui, ici, te rendait la vie agréable ?
- Je vais essayer de m'adapter. Il le faut. D'autres le font bien ! De toute manière, si je ne conviens pas on me le dira.
- Tu compte rester longtemps absent ?
- Ma première mission sera révélatrice de mes capacités d'endurance. En principe on reste six mois avant d'être remplacé.
- As-tu besoin d'argent ?
- Non. Je te remercie.
- N'hésite pas. N'oublie jamais que l'argent est le nerf de la guerre. Je vais envoyer un chèque à ton association.
- Si tu veux.
           Et Clément pensait en lui-même : déductible de tes revenus ! Mais il était injuste car, pour une fois, son père lui tenait des propos pondérés et semblait même l'encourager dans son entreprise. Soudain prit d'un élan qu'il ne put réfréner il dit :
- Il faudra que tu t'occupes d'Hélène. de maman. Elle ne va pas très bien depuis son hépatite. Elle a besoin d'être surveillée et mon départ risque de la déstabiliser physiquement et moralement.
- Ne t'inquiète donc pas pour ta mère ! Comme tu le dis, c'est une excellente comédienne. Tu aurais dû l'engager dans ta troupe de théâtre, elle y aurait fait merveille !
- N'exagérons rien. Elle est tout de même fragile !
- Elle ! Fragile ! Tu plaisantes ! Je n'ai jamais vu une femme aussi solide qu'elle. Tu ignores ce qu'elle a eu l'audace de faire quand ta tante Sophie est décédée.
- Oui. Que s'est-il passé ?
- Ta tante était une femme un peu bizarre mais qui adorait ta mère qu'elle avait élevée comme elle avait pu. Sur ses vieux jours elle avait un peu perdu la tête et elle racontait n'importe quoi. En tout cas, il semblerait qu'elle ait demandé à ta mère deux choses : la première, qu'à sa mort elle soit incinérée et que ses cendres soient répandues au pied d'un mirabellier qui, au fond du jardin de sa propriété de Nancy, donnait chaque été des fruits succulents ; la seconde, que ta mère garde la maison et l'entretienne en souvenir d'un passé qui avait beaucoup compté pour elles-deux. Ta mère trouvait ces volontés ridicules. J'ai tenté de lui faire comprendre qu'elle devait se conformer aux souhaits de sa tante. en pure perte. Quand ta tante est morte, Hélène est partie seule là-bas. L'incinération a bien eu lieu et les cendres ont bien été répandues au pied de son arbre préféré. mais ensuite, sans aucun état d'âme, ta mère s'est précipitée chez le premier agent immobilier et a vendu la maison toute meublée. Je me souviens qu'elle m'a téléphoné le jour même, toute contente de s'en être débarrassée. Aucune nostalgie. Rien. Voilà le vrai visage de ta mère. N'aie aucune crainte, dès que tu seras parti elle se calmera. Je suis désolé de t'avoir raconté tout cela mais je veux que tu partes serein.
           Clément avait écouté son père. Ou était la vérité ? Sa mère, en vendant la maison de sa tante, avait-elle voulu fuir un passé qui lui pesait ou bien avait-elle agi par totale indifférence ? Il était bien incapable de le dire. Il pouvait seulement espérer que son départ ne la conduirait pas à le renier définitivement.

                                            - XXXVIII -

           Jacques était oligospermique et ne le savait pas encore. Son dossier était arrivé avec du retard sur le bureau de P.J., une grève du personnel hospitalier ayant ralenti l'activité du laboratoire d'analyse. Comme convenu, Jacques avait téléphoné mais, en raison de ce débrayage malencontreux, on n'avait rien pu lui dire sinon que son rendez-vous était reporté à la semaine suivante. Alors que ce contre-temps aurait dû l'agacer, Jacques en prit son parti. De plus en plus sûr de son fait, il avait retrouvé toute sa superbe. En le voyant ainsi Evelyne le trouvait bien optimiste mais par prudence elle ne disait mot ne voulant en rien lui saper le moral. D'autant que plongée dans la correction d'un article qu'elle devait remettre au plus vite à l'éditeur, elle n'avait guère le temps de se préoccuper des états d'âme de Jacques.
           Le jour de son rendez-vous, Jacques partit le cour léger. Le taxi qu'il avait hélé place d'Italie le déposa devant l'hôpital. Passé le porche, Jacques pénétra dans les jardins. Puisqu'il était en avance sur l'heure fixée pour son rendez-vous pourquoi ne pas flâner un peu ? Il faisait beau, le printemps était enfin là. Jacques en profita. Il se promena dans les allées et apprécia les plates-bandes garnies de primevères de toutes les couleurs, de jonquilles, de tulipes encore en bouton et de jacinthes dont les grappes déjà épanouies embaumaient. Cette partie de l'hôpital était la plus ancienne. Les bâtiments qui délimitaient le vaste quadrilatère réservé aux jardins étaient d'une grande beauté. Hélas ! ce n'était plus le cas lorsque l'on s'en éloignait et que l'on empruntait le chemin qui suivait la pente naturelle du terrain. De ce côté-là, les constructions étaient des plus quelconques et seul un important complexe en cours d'édification retint l'attention de Jacques par son architecture ultra-moderne.
           L'heure de sa consultation étant arrivée Jacques se dirigea vers les locaux du CECOS. Dans la salle d'attente, il y avait déjà beaucoup de monde. Jacques dut attendre un bon moment avant d'être reçu. Négligeant les journaux posés sur une table basse au milieu de la pièce, Jacques préféra réfléchir à la manière dont il allait étayer sa prochaine plaidoirie. Plongé dans ses pensées il fut tout surpris quand on l'appela.
           P.J. l'accueillit chaleureusement :
- Comment allez-vous cher ami ? Désolé pour notre retard mais avec cette grève.
- Oui j'avais téléphoné la semaine dernière.
- Bon. J'ai votre résultat.
- Alors ?
- Ce n'est pas fameux.
- Pardon ?
- Il vaut mieux que je vous explique. Vous avez un sperme pauvre en spermatozoïdes avec une motilité réduite et beaucoup de formes anormales. Je suis désolé mais vous êtes un cas typique Oligo-Asthéno-Térato- Zoospermie.
           Jacques était abasourdi. Il ne comprenait rien à ce que lui disait P.J. sauf que rien n'allait plus. Lui ! Un cas pathologique ! Mais on devait bien pouvoir le soigner. Aussi il demanda :
- Quel traitement envisagez-vous ?
- Je ne veux pas vous donner de faux espoirs. Il n'y a aucun traitement. Si votre nombre de spermatozoïdes était faible mais avec une bonne motilité et peu de formes anormales nous aurions pu tenter de les concentrer et de pratiquer une insémination avec ce sperme enrichi. Mais dans votre cas cela ne servirait à rien. Je suis vraiment désolé.
           Jacques était sonné mais il ne désarmait pas :
- Il doit bien exister un moyen de sortir de là ? Ne me dites pas que vous ne connaissez pas la cause de ce.
- De ce syndrome ? En fait, les causes sont multiples et malheureusement nous n'avons aucun moyen d'y remédier. Si vous souhaitez avoir un enfant vous devez désormais soit envisager une insémination artificielle avec donneur soit l'adoption. Parlez-en avec votre femme. Une telle décision demande réflexion.
           P.J. s'était montré catégorique car il savait, par expérience, qu'il valait mieux, tout de suite dire la vérité au patient sans rien lui dissimuler.
- Un donneur ?
           Jacques essayait de garder les idées claires. Il répéta une seconde fois :
- Un donneur ?
- Oui. Nous avons en stock des paillettes de sperme congelé qui proviennent d'hommes féconds sélectionnés suivant des critères très stricts. Dans le cas d'un couple où le mari est stérile, la femme peut être inséminée par l'un de ces spermes. Bien sûr s'ils le souhaitent tous les deux.
           L'entretien dura encore quelques minutes puis Jacques s'en alla avec la photocopie de son spermogramme pliée en quatre au fond de la poche de son veston. Sa tête était comme prise dans un étau et il avait du mal à respirer. Devant P.J. il avait sauvé la face mais maintenant qu'il se retrouvait seul ses nerfs lâchaient. La réalité était atroce : il était stérile et on ne pouvait rien pour lui. Rien ! Infécond à vie. Incapable de procréer. Incapable d'être père. Après lui le néant. Lui que son corps n'avait jamais trahi n'arrivait pas à admettre cette évidence sans un profond sentiment d'injustice !

           Depuis le début de la matinée Evelyne opérait. Hémi-castration d'un jeune macaque. Toute intervention chirurgicale sur ces singes très fragiles nécessite une grande concentration ce qui interdisait de déranger Evelyne pendant toute la durée de l'opération. Même par téléphone. Aussi, pensant que Jacques risquait d'appeler avait-elle demandé à la secrétaire du laboratoire de prendre en note son message le cas échéant.
           A midi, Jacques n'avait toujours pas téléphoné. Au début, Evelyne ne s'inquiéta pas outre mesure. La consultation avait peut-être été retardée ou bien tout simplement Jacques n'ayant rien appris de nouveau n'avait pas cru bon l'informer. Toutefois, au fur et à mesure que les heures s'écoulèrent, au lieu de se sentir rassurée elle devint de plus en plus inquiète. Triomphant, Jacques aurait donné de ses nouvelles. Alors ? En désespoir de cause Evelyne décida d'appeler à son cabinet. Ce fut Jeanne qui lui répondit. Oui Jacques était bien passé mais, pour une raison qu'elle ignorait, il avait annulé tous ses rendez-vous de l'après-midi.
           Il était plus de cinq heures quand Evelyne eut des nouvelles de Jacques. Il l'appelait, lui sembla-il, d'une cabine publique car elle entendait dans l'écouteur un bruit incessant de voitures qui devaient passer à proximité.
- Evelyne j'ai à te parler.
           A son ton cassant elle réalisa tout de suite que quelque chose n'allait pas.
- C'est au sujet de tes résultats ?
- Oui. Viens me retrouver. Je t'attends au Cluny.
- Mais.
           Il avait raccroché.

           Lorsqu'il avait téléphoné à Evelyne, Jacques venait juste de quitter Clément. Dans son désarroi, ne sachant plus où il en était, il avait soudain éprouvé le besoin de lui parler. Clément, surpris, le reçut en plein chantier car il essayait de trier et de classer les documents qu'il voulait laisser en bon ordre avant de partir. - Excuse le foutoir. Que me vaut ta visite ?
- Il faut que tu m'écoutes. J'ai un sérieux problème.
- Viens, passons dans le petit salon, cette pièce est trop en désordre pour que nous y soyons à l'aise.
           Clément avait tout de suite remarqué l'état de fébrilité dans lequel se trouvait Jacques. Aussi prit-il tout son temps pour l'installer confortablement lui laissant ainsi la possibilité de se reprendre.
- Veux-tu boire quelque chose ? De l'eau ? Un jus de fruit ?
           Jacques qui n'avait rien avalé depuis qu'il avait quitté l'hôpital et qui avait la gorge sèche accepta un verre d'eau. Il le but lentement puis se décida à parler :
- Clément je suis stérile. Je viens d'avoir les résultats. Quel choc crois-moi !
- Tu en es sûr ?
- Certain. Tiens lis.
           Clément étudia le spermogramme que Jacques lui tendait.
- Tu es convaincu maintenant ?
- .
- Tu ne dis rien hein ?
- Il faut réfléchir. Evelyne et toi souhaitiez un enfant ?
- Bien sûr ! Tu le sais bien !
           Clément songeait à la dernière conversation qu'il avait eue avec la jeune femme. Ce jour-là il avait craint le pire et le pire était survenu.
- Evelyne n'est pas encore au courant je présume ?
- Non. Je voulais t'en parler avant de lui téléphoner.
- Pourquoi moi ?
- Parce que tu es son psy.
- J'étais, je ne le suis plus et puis je ne vois pas le rapport ?
- J'ai peur qu'elle craque, il faudra l'aider.
           Clément ne put s'empêcher de sourire :
- C'est toi qu'il va falloir aider pas elle. Ne noie pas le poisson veux-tu !
- Mais Evelyne tient à cet enfant plus que moi.
- En es-tu si certain ?
- Une femme a toujours envie de pouponner.
- Pas Evelyne. Cet enfant elle le veut autant pour toi que pour elle. Et aussi pour se prouver qu'elle est capable d'être une mère dans le sens noble du terme. Lorsqu'elle va apprendre ta stérilité elle comprendra. C'est une femme généreuse. Et puis si vous voulez un enfant à tout prix, il existe d'autres moyens.
- Je sais. On m'a déjà expliqué. C'est l'adoption ou l'insémination avec donneur. Chouette non ?
- Cette dernière éventualité te déplait ?
- Et comment !
- Ce serait tout de même l'enfant d'Evelyne.
- Oui mais pas le mien. Inséminer avec le sperme d'un inconnu, tu m'entends, jamais !
- Beaucoup de couples l'acceptent cependant.
- Evelyne n'acceptera pas.
- Qu'est-ce que tu en sais ?
- Elle se rangera à mon avis. Il faut être deux pour décider non ?
- Ne le prends pas mal. J'essaie seulement de t'aider.
- Je ne crois pas que tu puisses te mettre dans ma peau. J'ai l'impression tout d'un coup d'être devenu un handicapé. C'est atroce !
- Je veux bien te croire mais tu vas surmonter cela très bien. Evelyne va t'aider. Tu sais moi aussi j'ai traversé des moments difficiles.
- Ce n'est pas la même chose.
           Jacques s'obnubilait sur son malheur :
- Et que va dire ma famille ? Ma mère espérait un petit-fils qui porterait notre nom.
- Tu n'es pas obligé de leur en parler tout de suite. Digère déjà ce que tu viens d'apprendre, parle avec Evelyne et puis, seulement après, tu verras comment te comporter avec tes parents. A mon avis c'est secondaire. Ce qui importe aujourd'hui c'est d'aller retrouver Evelyne et de la rassurer. Elle doit être inquiète.
- Tu as sans doute raison mais j'avais besoin de récupérer avant de l'affronter. Ce n'est pas facile pour un homme d'avouer qu'il est stérile. Je te remercie de m'avoir écouté.
- C'est mon métier et puis. nous sommes amis n'est-ce pas ?
           Clément regardait Jacques avec tendresse. Cet homme qui jusque-là n'avait jamais été touché dans sa dignité et qui venait d'être atteint de plein fouet dans sa virilité lui faisait pitié. Quel désarroi soudain ! Où était passé celui qu'il avait connu, superbe et invulnérable ? Affaissé sur lui-même, tassé au fond de son siège, il n'était plus qu'un être meurtri.
           Mais soudain, malgré son orgueil blessé et en totale contradiction avec les propos qu'il venait de tenir, Jacques tenta de pavoiser :
- Après tout l'accouplement reproductif n'est pas une fin en soit. Il y a bien assez de gens de par le monde qui se chargent de le faire pour nous. Ne crois-tu pas ?
- C'est une philosophie comme une autre.
           Clément qui ne souhaitait pas poursuivre cette conversation évoqua, pour faire diversion, son prochain départ pour l'Afrique. Il dit combien il ressentait le besoin de s'éloigner. Et il ajouta :
- Je ne suis pas certain de réussir. Je ne suis même pas certain de tenir le coup. Mais j'ai besoin de me retrouver face à moi-même sans faux-fuyants. Tu as été pour moi plus que tout. je ne t'apprends rien. On n'est pas toujours maître de ses sentiments et l'amour n'a pas de limites. Tu es un homme attirant et tu m'as attiré. Je me suis laissé prendre. Je paie la note très chère. sans parler de Jean-Lou que j'ai fait souffrir. Alors écoute-moi, aime Evelyne comme elle le mérite. Celle que j'ai failli considérer comme une rivale est une femme sensible et intelligente ; de grâce ne l'abîme pas.
           Jacques écoutait à peine. En d'autres circonstances il aurait ironisé mais aujourd'hui Clément l'ennuyait avec ses états d'âme. Il avait assez à faire avec ses propres problèmes sans se préoccuper de ceux de son ami. Aussi, lorsqu'il sentit que Clément risquait de s'égarer dans des digressions scabreuses il coupa court et se leva :
- Excuse-moi Clément mais je crois qu'il est temps que j'aille téléphoner à Evelyne.
           Clément comprit. Jacques restait le même homme : égoïste et individualiste.
           Ils se séparèrent assez froidement. Le temps des confidences était terminé.

                                            - XXXIX -

           En cette fin d'après-midi, le Cluny regorgeait de monde : des profs des lycées et collèges voisins venus prendre un café après leurs cours, des étudiants en train de refaire le monde devant un diabolo-menthe, des touristes japonais, l'appareil photo en bandoulière, buvant leur thé avant de gravir, au pas de charge, la montagne Sainte-Geneviève.
           Evelyne trouva Jacques au premier étage. Très à l'écart, assis devant une bière, il lisait le Monde d'un air très absorbé.
           Elle se précipita vers lui :
- Alors ?
- Tiens. Il sortit une fois encore la feuille qui depuis le matin signait sa condamnation.
           Evelyne lut attentivement :

           Valeurs enregistrées :            Valeurs normales :
           Numération 6 millions/ml            86 millions/ml
           Motilité : 10%                            65%
           Formes atypiques : 70%            < 30%
           Formes normales : 30%            > 53%
           Diagnostic : OAT sévère.

           Evelyne n'en revenait pas : Jacques cumulait les anomalies. Faible concentration en spermatozoïdes, faible motilité et augmentation importante des formes anormales qui sont déjà en nombre non négligeable dans un sperme de bonne qualité.
           Evitant de commenter le spermogramme elle demanda :
- Que t'a dit P.J. ?
- A ton avis ?
- Que c'est rédhibitoire.
- Tu vois bien, c'est clair et net.
- .
- Tu ne dis plus rien. Je commence à comprendre pourquoi je n'ai jamais été accusé d'avoir engrossé une fille ! Tu vas pouvoir arrêter la pilule.
- Jacques !
- Quoi ? Je te choque ? C'est bien le moment de jouer la mijaurée !
- Tu oublies que je suis tout aussi concernée. Nous sommes deux.
- Ton P.J. m'a même suggéré d'être trois.
- Il t'a proposé une IAD ?
- Comme tu parles bien ! C'est vrai j'oubliais que tu nages là-dedans comme un poisson dans l'eau ! Ne vas pas t'imaginer que je vais accepter cet odieux trafic.
Le gosse d'un autre jamais !
- Pourtant beaucoup de couples l'acceptent.
- Et toi tu accepterais ?
- Je n'en sais encore rien. Là encore c'est une décision qui se prend à deux. Si tu es contre il ne peut en être question. De toute façon c'est un peu tôt pour en parler. Tu sais très bien que c'était avec toi que je voulais faire cet enfant.
Allons reprends-toi !
- Facile à dire ! Et que va dire ma mère ?
- Ta mère ?
           A peine Evelyne avait-elle posé la question qu'elle comprit à quel point Jacques avait honte d'avouer la triste vérité à sa mère.
- Elle espérait tant que je lui donne un petit-fils !
- Pour la transmission du nom ?
- Oui.
           Evelyne se contint mais sa déception était immense. Jacques ne pensait donc pas à elle, à sa peine, à leur couple. Non, il pensait à sa mère, à ce qu'elle allait dire. Quelle inconscience, quel égocentrisme ! Elle ne pouvait pas laisser passer cela alors elle dit presque ironique :
- Si tu y tiens vraiment alors tu ne dis rien et tu acceptes l'IAD. Et ton honneur sera sauf !
           La réaction de Jacques ne se fit pas attendre :
- Jamais, tu entends, jamais ! Tout compte fait il aurait mieux valu que.
- Ce soit moi la responsable c'est ça ?
- Dans un sens oui.
- Tu n'as tout de même pas l'intention de mentir à tes parents en me faisant porter le chapeau ?
- Bien sûr que non ! Où as-tu la tête !
           Avait-il espéré un geste de sa part ? Evelyne préféra ne pas insister. Jacques était encore très choqué. Malgré tout ce qu'il venait de dire elle l'excusait. Il lui faisait presque pitié tellement il avait les traits tirés. Jamais jusque-là elle ne l'avait vu dans un si piteux état.
- A propos pourquoi ne m'as-tu pas téléphoné plus tôt ?
           Jacques éluda :
- J'avais besoin de réfléchir.
           Il n'avait pas l'intention de lui avouer que, tellement désarçonné après avoir quitté P.J., il avait éprouvé le besoin de rendre visite à Clément. Et maintenant comment lui expliquer ce qu'il ressentait. Une sorte de malaise indéfinissable avec l'impression atroce de perdre la notion du temps, de basculer dans un affreux cauchemar dont on ne peut plus se sortir. Et personne pour le secourir. Clément ne lui avait montré que de la compassion. Une compassion méprisante. L'homme qui prétendait l'aimer se moquait de son malheur. Au lieu de le réconforter, il l'avait regardé souffrir puis s'était débarrassé de lui, lui conseillant d'aller rejoindre Evelyne qui devait selon lui s'inquiéter.
           Pauvre Evelyne ! Malgré toute sa bonne volonté elle n'était guère à la hauteur. Elle essayait bien de lui dire un tas de choses gentilles mais ses paroles ne parvenaient pas à calmer cette angoisse qui ne le lâchait plus. L'angoisse d'être devenu un infirme. D'être marqué à vie dans sa chair, dans sa virilité. Emasculé du jour au lendemain ! Sous des apparences trompeuses, il n'était qu'un castrat.
           Evelyne parlait, parlait. Il ne l'écoutait pas. Il la regardait et la trouvait agaçante. Allait-elle se taire ? Ne voyait-elle pas que ses propos l'énervaient ? Il se sentait devenir méchant. Pour la première fois de sa vie il avait l'impression d'être l'accusé. Mais quel avocat pouvait le sortir de là ? Aucun. Il était condamné à perpète. Relégué au banc des incurables.
           Incapable d'en supporter plus Jacques se redressa :
- Evelyne peux-tu parler d'autre chose ? Epiloguer ne sert à rien.
- Laisse-moi t'aider à vider l'abcès.
- Il n'y a rien à vider. Je suis à prendre comme je suis ou. à laisser. Tu peux encore décider, je ne t'en voudrai pas.
- Ne dis pas de sottises.
- Très bien puisque tu restes on va fêter ça.
           Ils allèrent dans un restaurant du côté de l'Odéon. Jacques commanda deux apéritifs puis choisit pour accompagner le dîner un excellent Sancerre rouge. Il but à lui tout seul la majorité de la bouteille. A la fin du repas son humeur était redevenue excellente. Alors qu'Evelyne, fatiguée, lui proposait de rentrer chez eux, il l'entraîna prendre un punch à la Rhumerie boulevard Saint-Germain. De fait, de plus en plus en verve, il en prit puis finit celui d'Evelyne qui, le cour gros, le regardait s'enivrer sans rien pouvoir faire.
           Après la rhumerie Jacques aurait aimé finir la soirée dans une boîte de nuit. Mais Evelyne, après d'interminables palabres, le dissuada. Un taxi les raccompagna chez eux. Il était temps : Jacques ne tenait plus debout et Evelyne qui était à bout de forces sentait qu'une violente migraine d'une ampleur exceptionnelle s'était emparée d'elle.

                                            - XXXX -

           Clément avait peu dormi. La visite de Jacques l'avait perturbé et il avait passé une bonne partie de la nuit à réfléchir. Au petit matin sa décision était prise. Dans la matinée il téléphonait à C.S. et prenait rendez-vous. Directeur d'un service d'Andrologie C.S. venait de créer « son CECOS » Toujours à la recherche de notoriété c'était un homme qui ne s'embarrassait pas de scrupules quand il fallait publier des statistiques erronées mais favorables à sa carrière. Clément avait suivi ses cours à l'époque où, jeune agrégé C.S. faisait tout pour arriver. Par la suite, Clément l'avait croisé plusieurs fois dans les couloirs du Ministère de la Santé du temps où son père en était le ministre. Ce dernier estimait beaucoup C.S. Surtout pour son manque de scrupules. Sans être une grande crapule, C.S. frôlait souvent l'illégalité dès que ses intérêts étaient en jeu. Mais, très intelligent, il savait sauvegarder sa réputation. Pour le moins en apparence car si les malades l'estimaient, dans le milieu hospitalier, même si la loi du silence était de règle, on savait à quoi s'en tenir.
           C.S. avait toujours compté sur des appuis politiques pour faire carrière. Le père de Clément avait contribué à son ascension aussi Clément savait que C.S. ne lui refuserait pas ce qu'il allait lui demander. Après tout, ce ne serait qu'une toute petite entorse à la législation . Et C.S. n'en était pas à une entorse près !
           La démarche de Clément était assez singulière. Il souhaitait donner son sperme. Mais il ne répondait pas à tous les critères exigés : être en bonne santé, avoir déjà procréé et bien sûr rester anonyme. Certes, il satisfaisait au premier critère mais il n'avait jamais eu d'enfant et de surcroît il ne voulait pas rester anonyme.
           C.S. l'écouta exposer son problème puis aussitôt le rassura :
- Péché véniel mon vieux ! Pas d'état d'âme inutile ! Bien sûr on fait un spermogramme avant. On ne sait jamais.
- Bien sûr ! Pour le reste je vous donnerai toutes les informations nécessaires. Je dispose de peu de temps. Je pars en Afrique à la fin du mois.
- Aucun problème. Nous règlerons tout ceci dans la semaine qui vient. J'ai un assistant de toute confiance qui se chargera des contrôles et de la congélation des paillettes. Quant à moi je garderai votre dossier sous le coude, confidentialité oblige.
           Clément quitta C.S. rassuré. Sa démarche n'était pas ordinaire mais après tout l'amour d'un homme pour un homme n'a-t-il pas le droit de se concrétiser de cette manière-là ?

           Clément n'avait pas fait la paix avec sa mère. Il préparait son départ dans la solitude la plus totale et paradoxalement y trouvait un certain plaisir. Ses patients le réclamaient et il était au cour de leurs conversations :
- A propos le psy que tu allais voir, qu'est-il devenu ? Le bruit court qu'il est parti en Afrique.
- Exact. Il a tout laissé tomber après le décès de son ami. C'est un homo, tu ne le savais pas ?
- Non. Il paraît qu'il était bon. Tu en étais content ? Alors comme ça il est parti ?
- Oui. Faire de l'aide humanitaire.
- Chapeau ! Parce qu'ici avec la clientèle qu'il avait il devait se faire un fric fou.
- A mon avis le fric ne l'intéresse pas. Sa famille a du pognon. Il peut se permettre ce genre de fantaisie.
           Mais Clément ne se faisait aucune illusion dès que son successeur aurait pris les choses en main tous l'auront oublié. Et tant mieux. S'il devait revenir il repartirait à zéro avec une nouvelle clientèle. Et puis au fond de lui-même il n'envisageait pas de revenir. Même si la vie là-bas allait être rude, qu'il aurait à lutter pour tenir le coup, il se croyait capable de résister.
           Et Jacques, Et Evelyne ? Eux aussi allaient l'oublier. A moins que son subterfuge ne réussisse. Un moyen de les réunir tous les trois pour toujours. Péché véniel avait dit C.S. Après tout il n'est pas interdit de faire un petit cadeau à un ami. Et ces quelques paillettes de sperme qui allaient être stockées dans de l'azote liquide n'étaient-elles pas comparables, dans le cas présent, à un don d'organe entre membres d'une même famille ?

           Le spermogramme de Clément était correct. Petits spermatozoïdes, en nombre conséquent, frétillaient battant de la queue avec une ardeur combative. Bille en tête, ils fonçaient suivant une trajectoire rectiligne qui les faisaient classer parmi les « aptes à féconder » Clément s'amusa à les regarder sous le microscope.
- Grouillez mes petits. Vous êtes là pour m'aider. Je ne vous ai jamais rien demandé jusqu'à présent mais aujourd'hui vous allez enfin me rendre un grand service.
           Les spermatozoïdes humains sont pour la plupart très résistants, prêts à tout pour survivre. La congélation ne leur fait pas peur, ils l'affrontent sans sourciller. Au réveil, ils sont d'excellente humeur. Sans rancune, ils reprennent leur route avec une vigueur surprenante. L'ovocyte tapi dans sa gangue les verra arriver en rangs serrés, kamikazes programmés pour qu'un seul parvienne à ses fins, le meilleur peut-être, le plus malin sûrement.
- On congèle vous venez voir ?
           Clément assista à toutes les étapes. Et en bout de course, au stockage dans un portoir au fond d'une immense cuve pleine d'azote liquide : une vingtaine de paillettes étiquetées à son nom. Dedans : le destin d'un enfant.

           Clément reçut son ordre de mission quelques jours plus tard. Ils partaient avec deux autres médecins et trois infirmières. La séance de vaccination à laquelle il n'avait pu échapper lui avait déclenché une fièvre carabinée qui l'avait obligé à rester au lit pendant quarante-huit heures. Il avait profité de ce repos forcé pour préparer sa lettre. Car il avait choisi d'écrire. Et pour être certain de ne revoir ni Jacques ni Evelyne il leur avait caché la date exacte de son départ. Sa lettre il la posterait de l'aéroport, au dernier moment.
           Le jour de son départ il faisait beau. La rue des Francs-Bourgeois que Clément aperçut une dernière fois à travers la vitre du taxi qui l'emmenait, s'éclairait d'un soleil printanier qui lui donnait soudain envie de rester. Clément eut un pincement au cour. Ce quartier qui avait été le sien pendant des années pourra-t-il l'oublier facilement ? Combien de fois, le soir après ses consultations, n'avait-il pas flâné sous les arcades de la place des Vosges allant de galeries en galeries, dénichant parfois une toile qu'il s'empressait alors d'acquérir.
           L'arrivée à Orly chassa sa tristesse passagère. Il retrouva ses compagnons de route, enregistra ses bagages, et juste avant de gagner la salle d'embarquement posta sa lettre.

                                            - XXXXI -

           Jacques trouva la lettre dans le courrier un soir où il était rentré avant Evelyne. Sur l'enveloppe il y avait leurs deux noms mais à l'intérieur il trouva un message qui lui était personnellement adressé :




                                                                                                Paris, le 2 mai 1982

           Mon cher Jacques,

           Voilà je pars. J'ai obtenu ce que je voulais : quitter des lieux qui me rappellent trop de souvenirs pénibles. Comme je te l'ai déjà dit j'ai besoin de voir clair en moi et de faire le point. Comment vivre, comme si de rien n'était, après avoir assisté, étape après étape, au calvaire que Jean-Lou a vécu avant de mourir ? Je me suis senti coupable et je suis encore culpabilisé de l'avoir abandonné au moment où, sans doute, il avait le plus besoin de moi. J'ai agi par pur égoïsme et c'est alors qu'il est allé chercher ailleurs ce que je lui refusais. Ailleurs il a contracté cette horrible maladie qui ne pardonne pas. Il est mort par ma faute parce que j'étais aveuglé par une passion dévorante. Je t'aimais. Tu as tout de suite deviné à quel point je t'aimais et, sans aucun état d'âme, tu as exploité la situation. Je ne te le reproche pas. Je suis seul responsable de ce qu'il est advenu par la suite. J'ai honte de moi.
           Lorsque tu es venu me trouver, l'autre après-midi, j'ai eu mal. Mais que pouvais-je faire ? Mes conseils tombaient à plat et tu refusais de m'écouter. Alors, devant ton désarroi, ta douleur mal exprimée, j'ai éprouvé le besoin de réparer ce que la nature te refusait. J'ai eu envie de te donner la possibilité d'être père. J'ai eu envie de te donner un enfant. Un enfant de nous. De nous trois. Un enfant qu'Evelyne acceptera de porter pour toi, un enfant que tu recevras comme la plus grande preuve d'amour qu'on puisse te donner.
           Je t'en prie ne sois pas choqué par mes propos. Réfléchis. Ne me méprise pas. Je ne le mérite pas. Nous avons tous soufferts et j'aimerais qu'un peu de bonheur puisse naître de cette souffrance. Je le fais pour toi et pour Evelyne. Pense à elle qui souffre certainement de te voir malheureux. C'est une chic fille qui t'a déjà beaucoup donné. Ménage-la. Peut-être trouvera-t-elle mon projet fou et peut-être le refusera-t-elle. Quoiqu'il advienne aime-la comme j'aurais aimé l'être.

                                                                                                  Clément

P.S. Si votre décision rejoint mon souhait voici les coordonnées du Dr C.S. qui vous donnera toutes les indications nécessaires.






           Contaminé par Jean-Lou, Clément avait contracté la maladie mais l'ignorait. Peu de temps après son arrivée en Ethiopie, il fut à la merci de la première bactérie pathogène qu'il rencontra. Il résista mais très vite une autre bactérie cousine germaine de la précédente s'en mêla. Il lutta. Une troisième plus virulente que les deux précédentes l'obligea à s'aliter. Bientôt très affaibli il devint une charge pour l'équipe médicale. Rapatrier d'urgence en France, il mourut quelques semaines plus tard.
           Son périple avait duré à peine trois mois. Conscient de la gravité de son état, il accepta son sort avec un courage étonnant. Serein, il vécut ses derniers moments sans manifester la moindre révolte. On eut dit que cette ultime épreuve lui permettait enfin de racheter la vie médiocre qu'il avait menée et dont il avait fini par avoir honte.
           Clément mourut sans avoir reçu de réponse à sa lettre. Il mourut sans savoir que ce qu'il croyait être un don généreux n'était qu'un cadeau empoisonné qui, s'il était accepté, condamnerait Evelyne et son enfant au même destin que lui.


                    Fin