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Drolatique, aujourd'hui il pleut

par Jean Roussaux

Cette brève nouvelle est la très libre interprétation d'un fait divers, qui s'est déroulé au printemps, il y a bien soixante- sept ans, rue des Pavillons à Puteaux.

Courte, intemporelle et drolatique.

Aujourd'hui, il pleut dans ce beau pays breton. Cela rappelle sa jeunesse à Eisenstein, ainsi nommé pour son addiction à l'Eden Palace, le cinéma du bourg, aux fauteuils d'un rouge défraîchi. Et voilà son lycée, cette grande bâtisse de pierres grisâtres, haute de trois étages, à la façade carcérale percée de fenêtres étroites qu'ornent des barreaux rouillés.

Et voilà sa classe, le bureau du maître trône sur l'estrade, il domine les pupitres des élèves. Pupitres inclinés mais dont la partie haute munie d'une rainure reçoit les porte-plumes rouges garnis de leur sergent-major ou d'une plume de ronde. A main droite, un encrier en porcelaine tachée d'encre violette. Le tableau noir est en trois panneaux, on devine qu'il a enseigné de bien nombreuses promotions d'élèves, il s'écaille un peu et n'a plus de noir que le nom. Au mur, deux grandes cartes de France. Géographie physique dit l'une qui montre, en un brun plein de nuances, les variations du relief mais aussi les fleuves qui parcourent les à-plats verdâtres ou jaunes des plaines et des vallées. Ses productions, dit l'autre, ornée de flaques charbonneuses sur Lille et sa région, Montceau-les-mines ou Alès, d'une bouteille de vin sur Bordeaux, de saucisses sur Toulouse, de couteaux sur Thiers, de poissons sur Douarnenez ou Dieppe ou Fécamp. Dans le coin, au fond, près de l'escabeau et des balais destinés au ménage, oncle Tom présente toujours son ossature fluette qui rappelle à chacun son humaine condition.

Et voilà tous ses anciens copains de la classe de première. Au premier rang, Le Meur, le fort en littérature, qui boit les paroles de la mère Guéguée, le professeur de français, qui, pour le moment, déclame du Racine, tenant d'une main le texte de son discours et de l'autre un grand peigne courbe qu'elle passe spasmodiquement dans sa tignasse de gorgone échevelée. Quant à son voisin, Ascouet, le petit rouquin, il compte, avec une indéfectible attention, les postillons qui, ponctuant les grands moments de la tirade du songe d'Athalie, atterrissent sur le grand buvard qu'il a placé devant lui. Et voilà Le Moigne, l'indolent fils du teinturier, et Merlot le tombeur des demoiselles de l'Institution Saint-Guénolé ; il a, parait-il, emballé Lucette, la petite mignonne de la mercerie. Et voilà Kerdaffrec, nul en math, mais fort en histoire, pas celle du manuel qu'il oublie d'ouvrir, mais en histoire locale, les clapotis de l'histoire, ce qui lui vaut d'être introduit chez Zéfirin, prof d'histoire-géo de son état, qui, lui aussi, se passionne pour l'histoire des abbatiales et autres prieurés, des chapelles égarées dans la campagne, des bâtisses de la vieille ville, des dolmens et des pierres dressées qui ornent le bocage, ici ou là. Et Pedro, le fils d'un réfugié espagnol, qui croque comme pas un, les trombines des très chers professeurs, un coup de crayon qui le mènera loin comme caricaturiste, c'est sûr.

Et voilà Totor et Euclide, les deux copains chéris d'Eisenstein. Euclide brille de mille feux en mathématiques, c'est un astre de l'algèbre, un trouveur véloce des lieux géométriques, rivalisant même avec le professeur, Gomez, qui porte toujours de fort belles chaussettes qu'il ne manque pas de faire admirer à ses élèves en s'asseyant, face à eux, sur le bureau. Euclide, il finira docteur en mathématiques, chercheur au CNRS et trouveur de savantes démonstrations, avec le traitement royal d'une femme de ménage. Quant à Totor, son truc c'est la chimie et la physique. Eisenstein ne se lasse pas de l'entendre disserter sur la relativité restreinte et les subtilités de la mécanique ondulatoire. Les écrits de Louis de Broglie n'ont plus de secret pour lui. Il n'a qu'un défaut, Totor, mais très irritant celui-là : il faut qu'il agrémente chacune de ses phrases d'une incidente pileuse soi-disant humoristique. « Bonjour Jeannot, poil au dos. Comment vas-tu, poil au cul. T'as trouvé la solution de la troisième question ? poil au menton. ». Non, il ne l'a pas trouvée la solution, il a lamentablement séché.poil au nez. Malgré cette irritante manie, Eisenstein et Euclide ne manquent pas de lui poser maintes questions qui travaillent leur jeune cervelle : « est-ce vraiment vrai qu'un jumeau parti en fusée pendant un an à la vitesse de la lumière retrouve, à son retour, son frère vieilli de plus de vingt ans ? » « Et bien oui, dit Totor, c'est comme ça, mon vieux, poil aux yeux ! C'est un chouette paradoxe, tu vois, poil au foie »

Le jeudi après-midi, Euclide, Eisenstein et Totor font des expériences de chimie. Totor est en effet le champion de l'expérimentation en la matière, il prépare moult produits qu'il stocke dans de petits sachets de papier d'aluminium. Il a un guide, Totor. Il a acheté chez un vieux bouquiniste de la rue principale un exemplaire un peu défraîchi du Troost et Péchard, un livre de chimie qui dépasse de cent coudées la petite chimie que leur enseigne Zébulon, le prof de Physique. Zébulon qui pète les plombs plus souvent qu'à son tour. Il traite alors les élèves d'ânes bâtés, de cloportes, d'imbéciles heureux, de madrépores parthénocarpiques et de petits crétins prétentieux qui se feront collés au bac. Lui sait que Totor fait des expériences de chimie et il lui lance en plein cours : « Totor, ma jolie, fais bien gaffe de ne pas te faire péter la cafetière, la chimie c'est du sérieux, c'est pas pour les miteux ».La chimie, c'est du sérieux, d'ailleurs avec Eisenstein et Euclide, Totor expérimente sérieusement, comme on l'a dit, le jeudi après midi. Le laboratoire c'est souvent la cave de la maison des parents d'Euclide. La chose se passe de préférence en l'absence de ses parents car, si ceux-ci aiment bien Totor, ils développent une certaine méfiance à l'égard de ses initiatives qu'ils savent parfois malencontreuses. Ils mettent souvent en garde leur fiston sur les risques que font courir, l'air de rien, les petites expériences de chimie pratiquées dans les coins par de jeunes lycéens inexpérimentés.

Aujourd'hui le spectacle est dans la cave. Totor est arrivé avec deux ampoules scellées qu'il a préparées dans sa cuisine, au risque d'y mettre le feu comme cela s'est déjà produit une ou deux fois. L'une contient de l'acide chlorhydrique, l'autre de l'ammoniaque, produits achetés à la grande droguerie de la rue principale. Il reste à confectionner un petit mélange de derrière les fagots, composé de charbon pilé et de soufre, de le placer sous les deux ampoules et de l'enflammer, poil au gosier. Totor approche une allumette du mélange, le soufre enflammé fait des bulles en fondant. Totor se recule rapidement tandis qu'Eisenstein et Euclide observent la chose, prudemment retranchés. La poudre fait son effet, les deux ampoules chauffées éclatent d'un commun accord et libèrent un nuage de fumée blanche qui se répand dans la cave et s'échappe par le soupirail entr'ouvert. Manque de bol, on sonne à la porte du rez-de-chaussée.Eisenstein se dévoue, il monte l'escalier de la cave, ouvre la porte d'entrée et tombe nez à nez sur deux gendarmes, un peu alarmés par le tourbillon de fumée qui fuse du soupirail. Qu'est-ce qui enfume ainsi la chaussée, demandent les deux pandores qui, faisant leur tournée à bicyclette, passaient malencontreusement par là, juste au moment où la fumée s'échappait du soupirail. Ce n'est rien, dit Eisenstein finement, y a de la fumée mais y a pas de feu. Puis il explique aux pandores, en long et en large et en travers, la chouette expérience de chimie qui vient de se dérouler dans la cave. Cela ne paraît pas charmer outre mesure les deux cognes qui disent qu'ils vont convoquer les parents de ces jeunes écervelés à la gendarmerie .Zut, les emmerdes, pense Eisenstein.. Heureusement, il n'en sera rien.

Pour le jeudi suivant, Totor a préparé l'expérience du siècle, ce sera fulminant dit-il. Et, à l'avance, il s'en frotte les babines, poil aux narines.

Donc, le jeudi suivant, Euclide et Eisenstein se rendent chez Totor. Les parents de celui-ci tiennent une petite ferme un peu à l'écart de la ville, aussi Euclide et Eisenstein s'y rendent-ils a bicyclette, poil aux mirettes, comme dit Montand, poil aux dents.

Le laboratoire de Totor, c'est une vieille remise où s'entassent des restes de bicyclettes, des outils de jardinage réformés, des bidons d'insecticides et de fongicides, de vieux sacs d'engrais, un fût d'huile de vidange, des fringues défraîchies accrochées à un porte manteau bancal et quelques autres objets qui ne trouveraient pas leur place dans un intérieur bien tenu. Mais le vrai domaine de Totor, c'est la grande table de bois brut qui jouxte la fenêtre aux carreaux fêlés agrémentés de multiples toiles d'araignées. Les bestioles qui attendent le moucheron ont certainement l'habitude d'assister à d'homériques expériences et la présence des trois compères ne semble pas les émouvoir outre mesure. Totor prend un air docte et lance : « on va préparer un diazoïque selon Troost et Péchard, poil au pétard ». Les instruments sont prêts qui vont permettre la réalisation de l'expérience du siècle selon Totor : une éprouvette graduée à bord ébréché, un bol à moitié fendu, deux ou trois boites de conserve de fer blanc, bien sur vides de leur contenu, un entonnoir en cuivre, quelques morceaux de toile à bluter qui serviront de filtre pour récupérer le précipité qui doit se former à la fin de l'opération et une ou deux cuillères destinées à touiller la sauce, quand cela est nécessaire.

Eisenstein et Euclide regardent Totor faire sa petite cuisine. Et que je te verse un peu de liquide d'un flacon anonyme dans une boite de conserve à moitié pleine d'une mixture inconnue. Et que je touille un peu pour homogénéiser l'affaire. Et que je transvase dans une autre boite. Totor n'est pas loquace ; il manipule avec soin car, a-t-il dit, la préparation de ce diazoïque est dangereuse comme un serpent à sonnette ; selon le bouquin, le produit est explosif, poil au pif.

Mais l'attention d'Euclide est soudain attirée par une pompe à vélo qui trône sur un bidon rouillé, « vl'a ce qu'il me faut, ma pompe est morte, celle là, elle est toute bonne, regarde » dit-il à Eisenstein. A ce moment même, Totor vient d'obtenir, dans l'entonnoir garni de toile à bluter, le fameux précipité qui est encore humide. On le voit qui prend la toile au fond de laquelle se trouve la précieuse substance, pas plus grosse qu'un petit pois . « Je vais l'essorer un peu pour la sécher, poil aux nez » dit Totor tandis qu'Eisenstein se retourne pour voir la fameuse pompe à vélo qui tire l'oil d'Euclide.. C'est alors que se produit une fulgurante, assourdissante et décérébrante détonation qui détruit les oreilles tandis qu'une âcre odeur de brûlé envahit les narines. Eisenstein fait vivement volte face et voit l'étendu du désastre : sur la table, point d'éprouvette, les boites de fer blanc sont aplaties comme des limandes, le bol est éclaté en mille morceaux épars et un petit nuage bleuté flotte encore au-dessus de ce champ de ruines en déroulant d'ascendantes volutes. Euclide qui s'est approché de la table, ouvre de grands yeux, tout hébété. Quant à Eisenstein, il reprend difficilement ses esprits mais c'est pourtant lui qui pose la bonne question : où est Totor ? Est-il sorti dans la cour au moment de l'explosion, tout affolé par l'étendue du désastre ? Ou bien savoure-t-il déjà le succès de cette belle expérience dont le résultat dépasse de cent coudées tout ce qu'il avait espéré ? Ou bien n'en reste-il plus que des miettes qui se mêlent à la poussière du lieu ? On se précipite dehors, on regarde à droite, à gauche, mais point de Totor. Qu'est ce que cette histoire, on rêve, on cauchemarde, quand même, il ne s'est pas volatilisé, le Totor..

Euclide, le premier, après avoir mûrement réfléchi, émit une hypothèse qui en valait bien une autre : selon lui « l'explosion aurait ouvert un tunnel spatio-temporel par lequel le Totor serait passé pour rejoindre la cinquième dimension, poil au croupion ». De fait, depuis, ni Euclide, ni Eisenstein n'avaient eu de nouvelles de Totor. Pourtant, longtemps après cette mésaventure, on leur a dit qu'il avait brillamment intégrer l'Ecole de Physique et Chimie à Paris, qu'il en était sorti major et qu'il avait fait ensuite une brillante et fulgurante carrière dans l'administration des munitions et explosifs (poil au pif), comme directeur d'une importante poudrerie, poil au zizi.