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Le sentier aux nattes

par Stéphanie Albarède

« L'objet gisait au milieu du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique... ».
Gaela s’arrêta net de courir, releva une mèche de cheveux aux reflets caramel qui lui barrait le front, puis se courba, les mains appuyées sur les cuisses, pour reprendre son souffle. Elle releva son visage baigné de sueur, intriguée par cette natte au bout de laquelle était accroché un médaillon de métal, une natte de cheveux roux dont les reflets scintillaient dans les derniers rayons de soleil qui perçaient à travers les arbres en bordure du sentier. Elle gisait là sur la terre encore tiède d’un après-midi radieux, comme oubliée par le temps. Le jeu d’ombre et de lumière de cette fin de journée empêchait Gaela de discerner les arabesques que formaient les ciselures qui ornaient le médaillon. Elle fronça les sourcils comme pour améliorer sa vue, en vain. Elle se redressa, s’étira tout en se rapprochant de la natte qu’elle poussa du bout de sa chaussure de sport, le médaillon resta bien arrimé aux cheveux. Elle hésitait à se saisir de l’objet, un objet qui rappelait des rites occultes. Dans cette région, des légendes se chuchotaient de bouche à oreille, de crainte… Elle rit de sa crise de superstition elle qui se moquait de son amie qui croisait les doigts à tout bout de champ. Elle prit la natte dans sa main, elle était sectionnée net. Songeuse, Gaela caressa de la pulpe du pouce le soyeux des cheveux, des cheveux aux couleurs de l’automne qui semblaient bien réels. Pourquoi s’être coupé une natte ? L’évocation de la magie se fit plus intense dans son esprit ?  Elle se força à rire, elle se voulait cartésienne et ne pouvait donc pas craindre ce qui n’était qu’élucubrations d’esprits faibles. Elle reprit son inspection. Des grains de sable s’étaient mêlés à la chevelure et couvraient le bijou.  Elle frotta la face du médaillon sur le bas de son survêtement avant de l’observer plus intensément. Des entrelacs de « C » occupaient le centre alors que la bordure pouvait se décrire comme une suite de neuf. Il ressemblait à certains médaillons qu’elle avait observés dans la boutique d’antiquité de Quimper. Etait-il réellement ancien ou était-il une copie réussie ? Elle chercherait ce soir sur internet. Peut-être avait-il une quelconque valeur, une signification ? Elle plia soigneusement la natte et la glissa avec le médaillon toujours agrippé aux cheveux au fond de sa poche. Elle reprit sa course en remontant le sentier, surveillant le sol non par crainte d’un obstacle mais s’attendant à découvrir à nouveau un objet insolite ou bien à croiser une femme dont la chevelure rousse serait coupée à raz. Mais son jogging se termina sans aucune autre surprise.





Gaela sortit de la douche, l’eau chaude la ressourçait toujours après l’effort. Or ce soir, l’effet escompté n’avait pas été atteint, elle se trouvait lasse, pourtant le parcours choisi pour son jogging hebdomadaire n’était pas particulièrement ardu. Elle se regarda dans le miroir, deux petits cernes violets donnaient un air immatériel à son regard. La cascade de boucles caramel aux reflets de miel qui entourait son visage et donnait habituellement de l’éclat à son teint, s’affaissait mollement comme renonçant à occuper l’espace, à capter la lumière. Elle la brossa en vain.
Elle ramassa ses vêtements qui gisaient au sol, elle sentit le médaillon dans la poche et se remémora son étrange découverte. Elle décida d’abandonner survêtement et tee-shirt aux dalles froides de la salle de bain pour aller s’installer à son ordinateur. Cinq minutes plus tard, elle était plongée dans l’univers de la toile, plusieurs sites semblaient pouvoir l’intéresser. Mais par lequel commencer ? Les légendes celtiques, les bijoux bretons, la magie, les talismans ? Absorbée par cette foule de données, Gaela ne sentait pas poindre la migraine qui pourtant commençait à irriter sa tempe droite.
Au bout de deux heures de recherche, Gaela avait trouvé la signification des signes gravés sur le médaillon, un médaillon censé aider à la réalisation des rêves. Le centre n’était pas un ensemble de « c » entrelacés, mais un enchevêtrement de croissants de lune, symbole de Freya, déesse nordique de la magie. La magie, elle avait vu juste. Qui de nos jours pouvait encore jouer à ça ? Freya avait laissé sa trace jusqu’à aujourd’hui : la mauvaise réputation du vendredi 13 lui était attribuée. La guirlande de neuf qui encerclait les lunes évoquait le pouvoir d'Odin, dieu à qui Freya révéla ses secrets. Pouvoir, magie… Ces mots résonnaient dans sa tête au gré des pulsations qui lui martelaient la tempe. Elle continua cependant une heure durant à chercher toute information susceptible de la renseigner sur la signification de la natte mais la toile resta impuissante à éclaircir le mystère.
Un frisson parcourut le corps de Gaela. Ses yeux brûlaient de fatigue, sa bouche aspirait à la sensation d’une eau glacée. Serait-ce la fièvre ?
Gaela éteignit l’ordinateur, regarda la natte qui était posée sur le bureau, elle lui rappela la chevelure fauve d’Enora, la sœur de son père qu’elle n’avait connue qu’en photo. Elle la souleva. Le médaillon se détacha et roula sous le lit. Lasse, elle décida de ne pas aller à sa recherche mais plutôt de se lover sous la couette. Encore un frisson…




Gaela avait sombré rapidement dans un monde d’ombres. Sous l’effet des frissons, elle se sentait frôlée par des êtres incorporels. Des rires, des gémissements, des pleurs fusaient de toute part. Elle voulait courir mais elle était perdue. Sous l’emprise onirique d’une désorientation temporo-spatiale, elle flottait dans un monde en apesanteur : une belle femme aux longs cheveux ébène dans des atours moyenâgeux riait aux larmes, plus loin une rouquine chaussée de Doc Martens lui tournait le dos et gémissait en tirant sur sa tignasse crêpée en une coiffure volumineuse telle les héroïnes de Dallas, plus bas une jeune femme effrayée, empêtrée dans sa crinoline, tentait de dénatter sa chevelure blond cendré,  un homme vêtu de chausses et d’une houppelande carmin se tenait le visage dans les mains. Tous tournoyaient, plus de sol, plus de plafond, l’immensité du vide… Gaela s’éveilla nauséeuse. Elle avait chaud, très chaud, elle attrapa le verre posé sur la table de nuit. Trop faible pour aller chercher un antipyrétique, elle avala l’eau d’un trait. Cela sembla l’apaiser. Elle reposa lourdement sa tête, ses cheveux s’étalant en éventail sur l’oreiller. Le répit fut de courte durée, Gaela replongea au pays des chimères. La fièvre avait franchit la barrière des délires, la jeune femme entendait un murmure lui souffler une litanie de prénoms celtiques Izold, Aenor, Dogmalea, Lenore, Maela… Enora, Gaela alors qu’elle sentait son visage caressé par des cheveux invisibles. L’homme au long manteau rouge réapparut, le visage décomposé par le remord. Ses lèvres dessinaient un prénom « Elizabed ». Aussitôt la silhouette de la femme à la chevelure ébène se superposa.
Gaela reprit connaissance quelques instants, des courbatures la clouaient au lit lui ôtant toute velléité de mouvement. Elle sombra à nouveau mais elle ne flottait plus dans un trou noir. Elle survolait le sentier où ce matin même elle avait découvert le médaillon, ce sentier en pente douce idéal pour son jogging. Il semblait différent, les arbres moins hauts, les ronces plus nombreuses. Des traces de roues de charrette lacéraient la boue séchée. Soudain, elle la vit, deux tresses noires encerclaient son visage opalin et se rejoignaient en une seule natte dont la pointe caressait ses reins. C’était toujours la même brune, elle portait une cotehardie d’un vert émeraude qui masquait ses pieds. Gaela semblait ressentir les pensées de cette femme d’un autre temps. Elle était venue là pour ramasser des herbes, ces herbes qui lui serviraient à guérir tous ceux qui croyaient en elle. Elle était joyeuse, ce matin elle avait croisé le regard d’Aaron, et elle y avait lu le désir.
Gaela se sentit basculer et se retrouva dans l’âtre d’une sombre bâtisse de pierres. Elle avait chaud, trop chaud, la sueur perlait sur sa peau enfiévrée. Elle observa le fond de la pièce, un homme était assis sur un siège au gainage de cuir peint. Une haute armoire décorée d’un arc en plein cintre jetait une ombre sur son visage mais Gaela reconnut l’homme au manteau carmin. De hautes chausses gainaient ses jambes qu’il tenait croisées. Une voix de femme l’appela : « Aaron ». Gaela savait ce qu’il pensait, il allait trahir la douce Azenor. Il ne pouvait pas résister à la tentation, il avait perdu trop de nuits à s’imaginer qu’il dénattait les cheveux d’Elizabed, qu’il l’admirait nue juste parée de sa chevelure défaite dont la couleur ébène tranchait avec le laiteux de sa peau. On la disait sorcière. Peu importe, ce soir il irait au rendez-vous.
Gaela se retourna dans le lit. Dans ce mouvement, elle confondit la friction des draps sur sa peau avec ce que vivait alors, sous ses yeux, Elizabed. Elle s’était transportée dans la chambre de celle qu’on disait sorcière. Elizabed reposait sur son lit, nue. Aaron venait de partir, elle sentait encore sur ses hanches la brûlure que lui infligeaient les frottements du bliaut de cet homme, son homme, lorsqu’il la prenait. Elle était toujours aussi surprise de son comportement. A chacune de leurs rencontres, il se montrait doux dans les premiers baisers alors qu’il lui dénattait avec précaution ses longs cheveux et qu’il les arrangeait délicatement autour de son corps. Cette tendresse contrastait avec la sauvagerie avec laquelle ensuite il lui faisait l’amour.
Gaela sentit une douleur lui transpercer le ventre. Dans son sommeil, elle tenta de se lever et roula sur le côté, le mur la maintint au bord du lit. Sa douleur était celle d’Elizabed, qui voyait son sang fuir entre ses jambes, qui pleurait la perte de l’enfant d’Aaron qu’elle n’aurait jamais. Elle connaissait les plantes, elle n’avait pu supporter que son enfant souffre comme elle de la bâtardise. Aaron n’en saurait rien.
Gaela comprit qu’Aaron sut. Son rêve l’avait transportée dans un tribunal. Fou de colère, Aaron avait dénoncé sa maîtresse. Il regrettait mais il était trop tard. Homme de pouvoir, il avait pu lui éviter la torture, mais il ne pourrait pas lui éviter le bûcher.
La fièvre continuait de dévorer Gaela qui gémissait dans son sommeil. Elle transpirait la peur d’Elizabed, seule face à une foule hostile. Même ceux qu’elle avait soignés étaient venus au spectacle. Edwin, le bourreau s’approcha de la belle brune, et d’un coup de couteau lui trancha la natte, la lame dans son trajet emporta également le médaillon que portait Elizabed. Celui-ci s’accrocha à la tresse. Le bourreau tendit l’ensemble à Aaron qui l’avait payé grassement pour ce souvenir. Gaela sentit les hurlements d’Elizabed sortir de sa gorge desséchée, elle criait pour Elizabed qui montait au bûcher. Soudain, Elizabed, privée de sa chevelure, abandonnée aux flammes par Aaron, huée par la foule, elle qui n’avait jamais voulu que la guérison des autres, commit l’irréparable. Elle maudit toute la descendance féminine d’Aaron : « Par Freya, je souhaite qu’aucune des filles engendrées par toi et tes descendants ne dépasse mon âge et qu’elles périssent toutes privées de leur chevelure ».
Gaela tourna le dos au mur comme pour oublier les flammes, pour échapper à la fièvre. Des larmes baignaient maintenant son visage. Elles avaient jailli face au spectacle que lui offrait la douleur d’Aaron qui tenait dans ses bras le corps inanimé d’Izold consumée par la fièvre, sa fille et celle de la douce Azenor, tout juste âgée de seize ans, les cheveux coupés étrangement courts pour cette époque.
Gaela sombra à nouveau dans le trou noir. A nouveau, des êtres la frôlaient, des visages l’épiaient. La rouquine aux Doc Martens réapparut, elle rejeta en arrière sa chevelure cuivrée tout en lui tendant les mains puis disparut à nouveau. Gaela connaissait ce visage. Elle s’agita dans sommeil, cette vision la dérangeait mais la rousse réapparut, la tignasse nattée, des larmes inondant ses joues. Gaela se mit à l’appeler  « Enora, Enora ». Oui, c’était bien elle, cette tante méconnue car morte trop jeune. Un rayon de lumière éclaira sa natte qui ressembla alors étrangement à celle que Gaela avait découverte dans le sentier aux herbes d’Elizabed. On racontait qu’Enora aimait s’y promener un livre de poèmes à la main.
Les sursauts de Gaela faisaient vibrer le lit. Gaela avait mal dans tout son corps, la soif lui brûlait la gorge. Elle tentait de se réveiller mais restait dans un état semi-comateux. Que faisait Enora dans cette histoire, dans ce rêve ou plutôt ce cauchemar ? Qu’avait dit au juste Elizabed ? Elle tentait de se rappeler les paroles exactes de la sorcière. Dans un élan de lucidité, Gaela récita les paroles d’Elizabed « Aaron Cormac, par Freya, je souhaite qu’aucune des filles engendrées par toi… » . Cormac, oui comme son père Renan Cormac, comme elle Gaela Cormac.
Gaela se réveilla sous le choc, un souffle froid caressa son cou là où sa chevelure aurait dû la protéger d’une telle sensation. Spontanément sa main remonta à la recherche des boucles logiquement éparpillées sur l’oreiller mais horreur, elle ne rencontra qu’une natte. Ses cheveux avaient été tressés. La peur la saisit, l’angoisse resserra son cœur, la terreur bloqua sa respiration, le froid l’envahit et glaça son sang, sa vue se voila, elle se vit sur le sentier au bout duquel l’attendait un tunnel sans fin…



Gaela n’eut droit qu’à une simple ligne dans la rubrique nécrologique du surlendemain.



« L'objet gisait au milieu du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique... ». Gwenn faillit l’écraser de ses lourdes chaussures de marche. Elle s’entrainait dans sa Bretagne natale pour suivre cet été un groupe de randonneurs en corse.
Surprenante, tout de même, cette natte aux reflets caramel, retenue à la base par un joli médaillon…