De l'autre côté

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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nouvelle

De l'autre côté

par Laurence Meyer-Daubord

Jessie referma la porte du frigo en s’arc-boutant de dos
contre cette dernière, car elle avait les mains prises :
vodka aux fruits noirs et un bol de tarama au crabe avec
quelques crackers complets.
De quoi se sustenter quand on n’a rien dans le ventre depuis
la veille au soir.
On entendait au loin dans la chambre beugler un vieux Led
Zeppelin qui lui rappelait qu’elle avait eu 15 ans ... en 1970 et
ce n’était pas précisément ce dont elle avait envie de se
souvenir ce soir.
Jessie se fit une tartine qu’elle fit glisser avec une bonne
rasade d’Absolut ; la brûlure lui fit un bien fou et chassa les
idées grises qui lui venaient de temps en temps.
Qu’elle avait la cinquantaine, qu’elle avait fait plus que la
moitié de son chemin, que son mari et son fils chéri
gisaient six feet under depuis une dizaine d’années et qu’elle
trainaît une espèce de culpabilité de leur survivre.
Et pourtant, il y avait des soirs comme celui-ci où une
nostalgie la prenait, envie de séduire, envie d’être
amoureuse, envie des premiers contacts, des dîners où rien
n’est dit, tout est suggéré, tout est possible.
Elle était encore très appétissante, elle faisait beaucoup
moins que son âge, et si elle en avait manifesté le désir,
elle aurait pu avoir tous les amants qu’elle voulait, parmi ses
collègues, parmi ses relations, parmi les inconnus qui la
regardaient intrigués dans le métro ou dans la rue.
Ses yeux gris clair frappaient surtout par leur intensité et la
façon dont ils semblaient vous deviner.

Mais Jessie était la femme d’un seul homme et elle ne pouvait
s’imaginer dans les bras d’un autre. Pour elle, la vie s’était
arrêtée à l’hôpital Baujon, un matin glacial de février 2000,
un matin où un fêtard ivre avait heurté de plein fouet la
voiture que conduisait son mari, les pulvérisant lui et son
petit garçon.
Elle s’installa à son ordinateur, elle était déjà bien fatiguée
d’avoir veillé deux jours de suite pour terminer un dossier.
Elle savait qu’elle aurait mieux fait de se coucher et de tenter
de dormir six heures d’affilée, ce qui ne lui était pas arrivé
depuis fort longtemps.
Elle se dit qu’elle ne ferait que deux ou trois parties de bridge
pour se détendre et ensuite, vite au lit.
Elle se connecta au site et attendit de voir s’afficher la liste de
ses amis habituels. Elle espérait que son copain japonais
serait connecté, avec lui on rigolait bien.
Au lieu des noms attendus, un pavé rouge apparut en plein
centre de l’écran avec la mention
“Je veille sur toi”
Il persista quelques secondes puis explosa en mille éclats de
verre virtuels; une fenêtre s’ouvrit sur l’écran avec une photo
d’elle en contre-jour et une voix bien connue murmura
comme une mélopée, “Ma chérie, ma chérie ...”
Jessie étouffa un cri et se précipita pour éteindre l’ordi.
Son coeur battait à toute allure, elle reprit un coup de vodka,
histoire de se calmer.
Quelques minutes plus tard, elle se dit qu’elle avait dû avoir
une hallucination, due à son manque de sommeil et à l’excès
de travail sur écran, et peut-être aussi à l’alcool. Elle devait
en avoir le coeur net et ralluma l’appareil.

Sur toute la largeur de l’écran s’étalait à présent le visage de
son mari qui la regardait et répétait :
“Ma chérie, n’aie pas peur, ma chérie, je veille sur toi,
rappelle-toi le 12 mai...”
Hypnotisée à la fois par la voix et par l’image, Jessie attendit
quelques instants, espérant follement voir aussi apparaître le
visage de son fils, sans chercher une explication rationnelle.
Mais, seule l’image de son mari resta fixe sur l’écran ; au bout
de quelques minutes, les contours s’estompèrent et elle
disparut ; tout redevint désespérement normal.
Abasourdie, Jessie alla se passer de l’eau froide sur les yeux
et essaya d’analyser la situation.
Une mauvais blague d’un ami, d’un amoureux éconduit? Qui
pourrait être assez méchant pour faire ce genre de choses ?
et surtout comment, techniquement ? Et son mari n’aurait
pas pu lui laisser de témoignage de son vivant, cela semblait
défier toute logique.
De plus, son ordinateur avait été changé deux fois depuis sa
disparition ; il était donc impossible qu’il ait conservé une
trace visuelle. Et puis la voix... cette voix, comment l’imiter ?
Et cette date du 12 mai, qu’ils étaient les seuls à connaitre ?
Le 12 mai 1988, Jessie avait glissé en rollers et avait failli
passer sous une voiture; un homme s’était précipité pour la
relever et s’occuper d’elle ; ils s’étaient plu, ils s’étaient
revus, ils s’étaient mariés en 1989 et son petit était né un an
plus tard.
A cette évocation, Jessie fondit en larmes et se reprit une
lampée de vodka pour dissiper le chagrin.
Des souvenirs de conférences sur le sujet lui revinrent à
l’esprit ; se pourrait-il que l’âme de son mari, mort
violemment sans avoir pu lui faire ses adieux, soit prisonnière
entre deux mondes et attende son accord pour quitter la
terre?
4/
Il avait trouvé ce moyen pour entrer en contact, mais en y
réfléchissant, des petits détails auxquels elle n’avait pas
accordé d’importance précédemment prenaient à présent
toute leur signification.
Une salière qui changeait de place dans le placard, le sucre
qui se renversait, un grincement dans les meubles, l’ampoule
de sa lampe de chevet qui éclatait (toujours la même), le
réveil qui changeait d’heure, des tentatives pour entrer en
contact depuis toutes ces années.
Elle devait le libérer, elle devait se libérer, elle devait passer
à autre chose.
De toutes façons, elle ne supportait pas un instant de plus de
voir ce visage tant aimé s’étaler de façon presque obscène
sur l’écran, sans pouvoir le toucher.
Alors, Jessie très calmement, ralluma l’ordi, reprit une bonne
rasade de vokda, et écrivit sous les yeux noirs qui la fixaient
“Moi aussi, je veille sur nous”.
Elle attendit quelques instants et ajouta :
“T’as pas intérêt à me faire faux bond, j’arrive”.
Jessis se leva, chaussa ses vieux rollers et se dirigea vers la
baie vitrée. Son appartement était au 20e étage d’une tour.
Tant mieux.
Quand elle ouvrit la baie vitrée, le vent s’engouffra dans la
pièce et fit claquer son vieux Tshirt autour d’elle comme un
foc mal bordé ; les étoiles scintillaient, la nuit était glaciale
comme celle du 20 février 2000.
D’ailleurs elle réalisa qu’on était le 20 février 2010.
Sans état d’âme, elle sauta.
Sur l’écran, l’image de l’homme se désintégra et tout devint
blanc. L’ordinateur s’éteignit de lui-même.