Le voyageur clandestin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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nouvelle

Le voyageur clandestin

par Stéphanie Albarède

En cet après-midi d’été, je te regarde dormir. Mon regard coule sur ta nudité qui m’arrache un soupir. Que ne puis-je te peindre là, abandonnée à tes rêves ! Mais mes mains sont incapables de figer cet instant. Je les regarde comme déconnectées de mon cerveau. Je suis impuissant à marquer la toile de tes couleurs. Alors, je m’invente un monde à moi. Un monde à moi qui n’est que toi. Petit à petit, mon esprit se perd dans la moiteur aoûtienne pour tracer une mappemonde imaginaire qui chemine au travers de ton corps et des caprices de ton caractère.
Mes yeux s’imprègnent des reflets de ta chevelure. Le chignon s’est déroulé durant ton sommeil, libérant une cascade de boucles d’ un blond vénitien. Blé et ambre se disputent les mèches, le fauve s’est imposé aux frisettes qui caressent ton front.  Je t’imagine masquée, mystérieuse, attendant ton arlequin dans la brume des canaux de la ville romantique, la Sérénissime. Ti amo la mia piccola maschera segreta*. Je savoure ce mystère dont tu aimes t’entourer pour mieux m’attirer à toi. Quelles pensées se cachent donc sous ce casque soyeux ? Quels rêves se tapissent derrière ce front bombé tel ceux des danseuses Andalouses ? Te quiero, mi orgullosa bailarina*Je t’invente un passé sévillan où toute ta fierté explose dans la gestuelle du Flamenco. Le menton relevé, tu me nargues comme lorsque tu me résistes pour mieux me séduire.
Tu as bougé, je me fais tout petit, surtout ne pas te réveiller, ne pas briser cet instant de bonheur. Mon regard s’est accroché à tes longs cils charbonneux. Princesse des milles et une nuits, tes paupières tels des voiles cachent deux pierres précieuses, couleur de jais, brillantes de mille éclats. Ah ! Quand tu me regardes avec ses yeux de braise, j’ai l’impression que le volcan est prêt à se réveiller, à emporter Aladin et sa belle dans la fournaise de la passion. Chaghàf *!
La fournaise, nous n’en sommes pas loin en cet après-midi. Une petite gouttelette de sueur s’est formée à l’aile de ton nez. Tout comme moi, elle a décidé de cheminer le long de ton corps. Elle roule lentement jusqu’au  bord de ta bouche et dans une chute vertigineuse, elle se dépose là où tes lèvres se rejoignent, les rendant plus lumineuses. J’en ressens le goût salé. Je voudrais boire à tes lèvres le nectar de ton amour, me désaltérer de ton être. Je te perçois telle une oasis au milieu du désert. Surtout ne pas se laisser aller, ne pas te réveiller. Hum ! Ces lèvres charnues, gorgées de sensualité, à l’image des femmes africaines.  Je souris à l’air boudeur que parfois elles te donnent, mais surtout je frissonne face à la gourmandise qu’elles expriment. L’envie … De ces lèvres pleines, j’imagine monter le son des chants gutturaux du Bénin, couvrant le bruit sec du pilon broyant le manioc. Vivεná cè, Winwan cè*.
Tes boucles viennent de glisser sur ton visage masquant tes pommettes saillantes. J’aime ce charme slave qui te colle à la peau quand tu te veux festive. Je te vois chaleureuse et joyeuse. De cet état second où j’ai sombré, j’entends un fond de Mazurka. Tu m’apparais alors souriante et féline sous une pluie de rubans colorés, m’enjoignant de te suivre dans une danse endiablée. La vodka n’a rien à voir avec le tourbillon dans lequel je me trouve. Ta présence pleine de vie seule suffit à m’enivrer. Dans ce rêve éveillé, je fais mine de jeter mon verre. Je souris dans le silence de ta sieste. я тебя люблю мою матрешку*  (ia tibia lioubliou maïou matriéchkou).
Je ferme quelques instants les yeux, comme un répit dans cet afflux de sensations. Mais, je ne peux trop longtemps me priver de ton image. Alors, mon regard, avide de tes nuances, découvre des seins albâtres, petits, fermes, dressés tels ceux des statues grecques. Leur teint laiteux contraste avec le mordoré de tes épaules. Le soleil n’a pas eu l’autorisation de les mordiller cet été. Petits bijoux nacrés, ils sont restés cachés sous des étoffes chamarrées. Au milieu de cette blancheur, les mamelons ont l’air de deux petits bourgeons de rose, symbole d’un amour naissant. Ils sont l’image de notre bonheur qui débute et de cette candeur que parfois tu m’opposes au moment où je m’y attends le moins…. A quel jeu, joues-tu alors ? A la tendresse ? Moi à ce jeu-là, je fonds, je capitule face à ma véritable petite énigme. σ'αγαπώ η λευκιά θεά μου* (Sagapo è leukia théa mou) .
La lumière tente une percée à travers les persiennes. Je contourne le lit pour les baisser. Lorsque je me retourne vers toi, je découvre ton sillon vertébral qui telle une ombre parcourt ton dos cuivré, couleur de l’été, couleur des grands espaces américains. La fine musculature qui l’entoure, cette ciselure discrète, rappelle le modelé des californiennes. Je t’imagine joggant sur un tapis de course, la sueur dessinant une deuxième colonne sur ton tee-shirt moulant. Tu allonges ta foulée, un sourire franc éclairant ton visage de femme libérée. Tu ne joues plus avec les mots. I love you, my emancipated girl.
Je contourne à nouveau le lit. Mes yeux caressent le satin de tes hanches et de ton ventre. Leurs rondeurs nacrées t’élèvent au rang de perle tahitienne. Ia orana i te matahiti api, Poemoana*. Ma vahiné, lorsque tes hanches roulent sous mes mains comme animées par le Tamouré, je découvre la douceur de vivre, la simplicité des sentiments. Je n’aspire plus qu’à être ton écrin pour l’éternité.
Là où le paréo devrait faire obstacle à ma vue, je découvre ta toison ébène. Inquiétante évocation de la forêt noire où romantisme rime avec folie. Je voudrais m’y perdre mais jusqu’où m’emmèneras-tu ? Sombrerais-je dans les ténèbres des futaies ou découvrirais-je cet élixir de jouvence si convoité, eau thermale de ma  Schwarzwald* ? Ich liebe dich mein kleiner Wahnsinn*.
Le fuselé doré de tes jambes aux très fines attaches se détache sur l’ivoire des draps, délicatesse que seuls les saris chatoyants du Gange peuvent dévoiler. Petite chose fragile, tu me donnes envie de te serrer dans mes bras. Je t’imagine alors en jeune porteuse d’eau, les chevilles enserrées de bracelets tintant. Jeune fille où percent des rayons de femme fatale. Envoûtant mélange. Ma tendre Apsara, découvrons ensemble les plaisirs de l’amour. Onnai piditchuroukou, Apsara*.
Je termine ma route sur deux adorables pieds. Même si leur petitesse n’est pas née de la souffrance du lotus d’or, tu sais imiter à la perfection la démarche gracieuse d’une chinoise aux pieds bandés. J’aime lorsque, prise d’une timidité soudaine, tu adoptes cette allure hésitante pour exprimer ta pudeur. Je sais alors que je dois me fondre dans le décor pour que tombe le kimono et que tu redeviennes toi-même. wō ài nī, tián níng jìng* .
Tour à tour, douce, facile à vivre puis mystérieuse, pudique puis émancipée et fière, fragile puis passionnée, tendre et candide puis sensuelle et gourmande, inquiétante puis chaleureuse et riante. Véritable paradoxe, tu m’envoûtes. Tel un explorateur, j’ai tant de choses à découvrir de toi que je n’aurai pas le temps d’explorer le lac de l’indifférence ni son île de l’ennui.
Repu de ton image, je m’allonge près de toi, attendant ton réveil. Plongé dans une torpeur apaisante, je sens ma main guider un pinceau imaginaire…

*Voir traduction ci-dessous

Traduction    
Ti amo la mia piccola maschera segreta Je t’aime mon petite masque secret   
Te quiero, mi orgullosa bailarina Je t’aime ma fière danseuse  
Chaghàf  Amour passionné  
Vivεná cè, Winwan cè   Mon amour, ma gourmandise  Langue = Fon
я тебя люблю мою матрешку Je t’aime ma petite poupée russe  
σ'αγαπώ η λευκιά θεά μου Je t’aime ma blanche déesse  
Ia orana i te matahiti api,Poemoana Je vous aime, perle de l'océan  
Schwarzwald   Forêt noire  
Ich liebe dich mein kleiner Wahnsinn Je t’aime, ma petite folie  
Onnai piditchuroukou, Apsara
Je t’aime, Apsara
(= nymphe venue des eaux) 
Langue = Tamoul
wō ài nī, tián níng jìng    Je t’aime, doux silence   (Pinyin)