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Station Michel Ange

par Laurence Meyer

           Le hurlement caractéristique qui précède la fermeture de la porte, immédiatement suivi du “tchoc” du joint qui claque , pénétra son inconscient et réactiva ses fonctions en léthargie.
           Il n’ouvrit pas de suite les yeux pour essayer de conserver intact le rêve qui le poursuivait dès qu’il avait tendance à s’assoupir. Pourtant il faisait tout pour retarder l’endormissement : il buvait des litres de café, lisait jusque tard dans la nuit , imaginait des grilles de mots croisés ou bien se récitait des listes de racines carrées lorsque ses yeux devenaient larmoyants et que sa tête dodelinait.
           Depuis quelque temps, il appréhendait de s’endormir ; chaque fois que le sommeil l’emportait, le même rêve se reproduisait, avec cette sensation désespérante de déjà-vu, ce lieu, ce nom qui s’effilochait dans sa mémoire.
           Des hommes en tunique argentée, leurs traits dissimulés derrière une cagoule faisant masque, se saisissaient de lui et l’entraînaient malgré ses protestations sur une table d’hôpital où on le raccordait à divers instruments de mesure et là...impossible de se rappeler, rêve sans issue. A chaque fois, l’histoire s’arrêtait là le laissant tremblant, frustré.
           Le ralentissement du métro, suivi des trémulations du wagon annonçant l’entrée en gare le fit se secouer.
            Une brusque secousse due à un virage trop serré projeta contre lui une jeune femme dont les yeux d’un gris très pâle, presque blanc, contrastaient étrangement avec sa peau mate et ses cheveux noirs. Sous la pression de son regard, elle remonta lentement la tête et le fixa dans les yeux sans le voir vraiment, ou plutôt elle regarda au-delà de ses yeux. Elle lut sa détresse, elle vit son incapacité à ordonner ses pensées, à maîtriser sa vie ; elle-même avait connu ça autrefois, quand elle répondait encore au nom de Lise, autrefois, avant qu’elle soit implantée. Maintenant, pour sa nouvelle vie, elle avait reçu le nom d’Ariel.
           Elle décida de l’aider, après tout, c’était sa mission.
            C’est pour ça qu’ils vous implantaient, pour vous donner le regard qui va au-delà, celui qui permet de lire dans l’autre et de diriger ses pensées.
           Depuis qu’elle était revenue, on lui avait assigné le métro qu’elle parcourait d’une ligne à l’autre, chaque jour durant une dizaine d’heures, cherchant l’âme en peine, l’âme prisonnière,l’âme malade de tous ces maux que secrètent les vies désordonnées des hommes.
           Et plantant ses deux iris gris dans leurs yeux cernés, souvent elle les soulageait, quelquefois elle les guérissait.
            Tous quittaient la rame avec une démarche un peu hésitante, comme drogués, mais au fond de leur coeur abîmé, la petite fleur de la joie de vivre avait été semée et souvent elle éclosait, si les circonstances étaient favorables.
            Mais avec celui-ci, quelque chose n’allait pas.
            Elle n’arrivait pas à traverser son esprit ; à chaque fois qu’elle le regardait, c’est comme si elle se trouvait faceà un grand rideau noir épais ; elle entendait les cris de l’autre côté, le cliquetis des instruments, mais rien ne se laissait deviner de ce côté-ci du rideau. Manifestement, il s’était montré rebelle à l’implantation et il en avait conservé les séquelles sans les avantages. En fait, il déambulait entre les deux mondes et c’est cette situation qui le rendait malade.
           Jamais Ariel n’avait été confrontée à une âme à la fois aussi rebelle et aussi souffrante. Elle ne savait que faire, on ne lui avait pas appris à prendre des initiatives, sa seule mission était de soulager les hommes autant que possible. Et celui-ci, elle aurait aimé le soulager, prendre sa peine, voir son émerveillement lorsqu’il serait passé de l’autre côté de la barrière et qu’il réaliserait que la vie continuait,
différemment, mais la vie quand même.
           Pourquoi s’était-il débattu avec autant de hargne?
           Pourquoi avait-il refusé d’évoluer, comme nous ? Pourquoi s’accrocher à cet état d’homme avec ses limites, ses contraintes, s’habiller, se nourrir, travailler, endurer le froid, la faim peut-être, la solitude sûrement, quel intérêt y avait-il à rester humain ?
           Cinq jours sur sept se transporter sous terre, avec un bruit d’enfer jusqu’à un bureau sans fenêtre, y passer l’essentiel de sa vie, et repartir le soir vers un studio sansâme, sans avoir aperçu la lumière du jour, le déroulement des saisons ...
           Une nouvelle fois Ariel transperça le regard du jeune homme et y vit flotter l’image d’une femme. Evidemment ... Son amour le retenait prisonnier de ce sous-sol qu’il ne voulait pas quitter sans elle. Alors que faire ? C’était pourtant bien son heure, sans quoi Ariel ne se serait pas trouvée sur son chemin. Elle ne pouvait lui parler, la voix ne vous suivait pas dans votre nouvelle vie, seuls les yeux
pouvaient exprimer les sentiments . Celui-ci souffrait, elle devait le soulager.
           Il se leva, vacillant un peu, en proie à une de ces migraines qui l’assaillaient de plus en plus souvent, il descendit sur le quai et se tint là, immobile.
           La rame quitta la station, le jeune homme attendait, il attendait qu’Ariel qu’il sentait derrière lui, prît l’unique décision à prendre.
           Lorsque la rame suivante fit son entrée en station, des hurlements se firent entendre sur le quai d’en face.
           Les deux ou trois témoins interrogés dirent avoir vaguement vu, au milieu du tumulte, une silhouette argentée (homme ou femme ?) se diriger vers le tunnel, comme flottant sur les rails, mais bien entendu,eux-même ayant du mal à y croire, ils ne furent guère pris au sérieux.
           - “Encore une dépression, un licenciement, ou un chagrin d’amour... les raisons ne manquent pas. Classez-moi ça”, dit le Commissaire.
           Mais intérieurement, il ajouta : “Un par jour à la station Michel-Ange, ça commence à se voir, il faudra que je leur demande davantage de discrétion...”

Daphné