
Témoignage de Jean ROUSSAUX
Une nuit de 1943
Comme plusieurs fois par semaine, la nuit commencée est interrompue par le hurlement des sirènes. Il faut quitter un lit
bien chaud pour se réfugier à la cave. La cave, c'est bien vite dit, la cave de ce petit pavillon de banlieue, perché tout
en haut de la rue des Bas-Rogers n'est au fond qu'un abris peu sûr. Cette cave n'est qu'un sous-sol ouvrant par devant sur
la rue et enfoui sur l'arrière jusqu'à hauteur de soupirail dans le terrain couvert d'une courette dallée et d'un coquet
jardinet. Mais une nuit comme celle là, toute la petite famille s'y retrouve. Le local est aménagé pour pouvoir attendre,
une fois encore, la fin de l'alerte.
On écoute de lointains ronronnements d'avions, anglais ou américains, venus par cette nuit sans lune déverser leurs bombes
mortelles sur je ne sais quelle gare de triage ou quelle usine indispensable à l'occupant. Et malheur aux riverains de ces
cibles affichées. Par le soupirail, de temps à autre une lueur s'infiltre. Ce sont les phares de la défense antiaérienne
qui illuminent un instant un coin de ciel traversé de nuages évanescents. Et soudain des tirs de DCA se déchaînent, des
balles traçantes traversent le ciel. Le pavillon tremble de toutes ses meulières lorsqu'une pièce d'artillerie toute proche
entre dans la danse. Installée à la gare des marchandises de Suresnes, près du pont des cinq arches, elle déchire l'air de
ses tirs répétés. Imaginez le malheureux avion qui ne peut s'extraire du piège lumineux et mortel que tracent sur le ciel
les phares antiaériens. Le voilà entouré de petits nuages noirs qui disparaissent presque dès qu'apparus ; demain le sol
du jardin sera constellé d'éclats d'obus.
Enfin les tirs de DCA se font plus rares et le ronflement lointain des avions s'estompe. Le ciel s'obscurcit à nouveau et
un calme surprenant succède au vacarme des tirs. Les sirènes retentissent à nouveau, c'est la fin de l'alerte. Chacun va
pouvoir regagner sa chambre.jusqu'à une autre nuit sans sommeil. Je remonte l'étroit escalier de béton de la cave puis
celui dont le bois craque un peu qui conduit à l'étage. Je me replonge avec délice sous mes couvertures encore un peu
chaudes.
Me voilà à peine allongé, qu'un éclair soudain illumine la chambre, comme en plein jour, une gigantesque explosion secoue
mon lit sans m'effrayer toutefois. Pourtant d'un bond, déboulant l'escalier, me voilà à la cave. Selon mon Père je n'avais
jamais descendu si vite. La famille est à nouveau réunie dans l'étroite cave. On reprend ses esprits. On se questionne :
une bombe serait-elle tombée à proximité, peut-être même dans le jardin ?
Mon grand-père décide d'en avoir le cour net, il se rend prudemment dans le jardin.
Tout est calme. Rien d'anormal semble-t-il, mais il faut dire qu'il fait une nuit d'encre et que l'on ne voit pas
grand-chose. Mais en tous cas le jardin est indemne. Rassuré, on remonte à nouveau se coucher pour profiter des deux ou
trois heures de sommeil que nous laisse cette nuit agitée.
Au petit matin, avant même le frugal petit-déjeuner de ces temps de restriction alimentaires, on sort dans la courette. Et
ce qui frappe d'abord c'est une constellation de menus fragments d'aluminium qui jonchent le sol. Le jardinet en est aussi
couvert. Il en est de même chez les voisins qui eux aussi explorent leurs jardins. D'où est venue cette pluie de métal,
tous se posent aussi la question..
Ce n'est que bien plus tard que, de bouche à oreilles, on a appris l'origine de cet étrange phénomène : deux forteresses
volantes, égarées de leur escadrille, s'étaient, parait-il, heurtées et les deux mastodontes, peut-être encore chargés de
bombes et de kérosène avaient littéralement explosés, pulvérisant ailes et fuselages en minuscules débris ainsi
probablement que les corps des malheureux pilotes.
Il parait qu'au matin de cette sinistre nuit, une habitante de la rue Godefroid, en ouvrant sa fenêtre, découvrit sur le
rebord une masse informe et visqueuse, un peu sanguinolente.Une cervelle avait-on dit..
C'était la guerre, j'avais huit ans, c'était en 1943.