Discours de Camille Jullian sur Puteaux
Par Jean-François Martre
Le 16 mai 1912, le Professeur Camille Jullian est invité par l'Association philotechnique de Puteaux pour l'instruction des
adultes à l'occasion de la séance solennelle de distribution des prix. Il prononce ce discours qui est de nature à montrer comment des recherches
d'ordre purement scientifique peuvent être mises à la portée d'un auditoire populaire, ce qui est une des tâches de l'enseignement supérieur.
(On trouve ce discours dans la Revue pédagogique de l'Institut).
Avant de présenter ce discours, rappelons-nous de l'auteur, Camille Jullian, et de l'Association qui l'accueille.
Camille Jullian est né à Marseille le 15 mars 1859 et décède à Paris le 12 décembre 1933 à 74 ans.
Grand officier de la Légion d'Honneur,le 30 juillet 1932
Historien
Philologue
Archéologue
Collège de France de 1905 à 1930
Académie des Inscriptions et Belles Lettres (1924-1933)
Élu au fauteuil n°10 de L'Académie française le 3 avril 1924, il y fut reçu
le 13 novembre par Eugène Brieux.
Membre de la Société de l'histoire
de Paris et de l'Île-de-France
D'origine cévenole, frère de lait de Gaston Doumergue, futur Président de la République française, il passa son enfance à Nîmes et poursuivit
ses études secondaires à Marseille.
En 1877, il entre à l'École normale supérieure où il suit les cours de Vidal de la Blache et ceux de Fustel de Coulanges, et se lie d'amitié avec
Henri Bergson.
En 1880, il est reçu premier à l'agrégation d'Histoire puis part étudier à Berlin puis à Rome.
En 1883, il soutient à la Sorbonne sa thèse de doctorat, le jury lui rend hommage pour son érudition et sa compétence précoce.
Au hasard des affectations, il est nommé à Bordeaux où il fit une grande part de sa carrière. Il s'y marie en 1890 avec Madeleine Azam
(1866-1934). Il se prend d'affection pour cette ville et devient le plus grand historien de Bordeaux et voulut y être enterré sur le « mont
judaïque », dans le cimetière protestant de la ville (193 rue judaïque).
La publication en 1895 de l'Histoire de Bordeaux est le premier grand ouvrage scientifique et synthétique sur la ville.
Mais son principal objet d'étude et de recherche devait être la Gaule. Sa monumentale « Histoire de la Gaule » en huit volumes sera publiée entre
1908 et 1921.
C'est lui qui, pratiquement, révéla scientifiquement Vercingétorix à la France, dans un ouvrage publié en 1901 qui eut un
immense retentissement.
L'Association philotechnique est une association parisienne, fondée en 1848 par le mathématicien Eugène Lionnet (1805-1884),
œuvrant dans le domaine de la formation des adultes. Elle est issue de l'Association polytechnique animée par Auguste Comte.
Des associations du même nom ont été créées en Île-de-France dans les années 1850. Celle de Puteaux a été fondée en 1863 (BnF)
Elles proposent des cours de qualité avec des professeurs bénévoles, ce qui permet d'offrir des cours pour adultes à prix très modiques le soir
ou le samedi.
On trouvera dans la Revue de l'Enseignement la plupart des discours prononcés lors de la distribution solennelle des prix de fin d'année qui
réunissaient les Maires des communes voisines et dont plusieurs ont été prononcés dans la salle de l'ancien Hôtel de Ville de Puteaux.
Le discours de Camille Jullian du 16 mai 1912 est une promenade historique passionnante à travers Puteaux écrite par un scientifique de renom.
Discours du 16 mai 1912 - Une page d'histoire locale - Puteaux
« ...Me voilà à Puteaux, vieille cité et cité neuve à la fois, à l'histoire pleine de souvenirs et riche en enseignements, au
présent gros de volontés, d'ambitions et de promesses. Elle vous ressemble, cette ville de Puteaux, mes chers collègues les
professeurs, mes chers amis les élèves. Comme vous, elle a toujours travaillé infiniment : et des cent villes qui forment aujourd'hui la couronne
de Paris, il n'y en a peut-être aucune qui ait donné à la capitale plus de leçons de choses, plus d'exemple de travail. Sur ce sol de
Puteaux prodigieusement remué depuis mille ans par les mains des hommes, nous pouvons apprendre comment ils bâtissent une cité et
forment une société, comment les grandes familles humaines naissent peu à peu du labour et du labeur.
Il y a cent cinquante ans, ce n'était pas encore une ville que Puteaux. Il y avait quelques maisons humblement groupées auprès
de l'église, cette vieille église de Puteaux si souvent défaite et refaite depuis près d'un millénaire, mais qui n'a point
quitté sa place consacrée, et qui demeure, dans notre cité, la chose la plus antique, la marque de son berceau.
Le long de la berge du fleuve, dans le bas, s'alignaient quelques châteaux, des maisons de plaisance, rendez-vous d'élégantes villégiatures, où
l'on menait grand bruit et grande fête aux jours de la belle saison. Le reste, c'était la campagne, mais de la campagne travaillée, émondée,
sarclée, labourée, productive, où il n'y avait pas de place pour un sol oisif.
Au travers de cette campagne passait la grande route de Saint-Germain, ancienne peut-être de deux mille ans, datant des romains ou des gaulois
mêmes. Elle partait du vieux port de Neuilly, en aval du pont actuel ; et ensuite, obliquant à gauche, là où passe aujourd'hui la longue rue de
la République, elle gravissait le plateau de Chantecoq, c'est à dire du côté de la gare, pour filer vers Saint-Germain. Oh ! cette ascension du
plateau, au moulin de Chantecoq ! c'était la terreur des cochers, des valets, des pages et des dames : car, comme la cour du roi résidait souvent
à Saint-Germain, cette route était fréquentée surtout par du beau monde. A Chantecoq, il fallait souvent mettre pied à terre, et la boue n'étai
point rare sur ces pentes : on pestait, on hurlait, on jurait, on sacrait, et les chevaux n'avançaient pas d'avantage. Je crois d'ailleurs que
les choses n'ont point trop changé : il n'est pas commode, même au XXe siècle, de supprimer montées et montagnes. Il y a toujours de la boue à
Chantecoq, les voitures s'y arrêtent maintes fois, et on y hurle et jure de temps à autre. Seulement, ce ne sont plus des carrosses dorés et des
cochers en gala.
Aussi, ce fut un grand soulagement dans le pays et à Paris, lorsque, longtemps avant la Révolution, on ouvrit la grande avenue de Saint-Germain,
par Courbevoie et la place actuelle de la Défense. Elle supprima le plus rude de la montée, elle évita la traversée de Puteaux
et l'arrêt de Chantecoq aux équipages des grands seigneurs. Désormais, notre terrain fut moins bruyant. L'aristocratie qui entourait la royauté
faisait le pourtour de Puteaux, en haut par les promenades de l'avenue, en bas par les fêtes de la berge et de l'île. Mais elle
ne passa plus dans la ville., elle la laissa elle-même. Et la démocratie des travailleurs s'en est emparée.
Au début, ce ne furent que travailleurs des champs, jardiniers, maraîchers, horticulteurs et surtout vignerons. Presque tout Puteaux
, il y a cent ans, était couvert de vignes. On en voyait partout, beaucoup plus que nous n'envoyons aujourd'hui à Chanteloup ou à
Argenteuil même. Il en venait jusque près de l'église. La place du marché en était encadrée. La rue de Colombes n'était qu'un sentier serpentant
dans les pampres. Sur le plateau, les vignobles s'étendaient à perte de vue, tout comme dans le Bordelais de maintenant. Cela donnait un bon vin,
un peu clair de couleur, un peu âpre au goût, d'ordinaire assez ennemi de l'eau, montant plus vite à la tête que le carrosses à Chantecoq. Du
reste vous le connaissez : c'est le vin de Suresnes, rendu célèbre par les chansons. La moitié au moins du vin de Suresnes était de
Puteaux. : notre voisine nous a pris pas mal de notre gloire ; c'est ce qu'on fait souvent entre voisins. Nous ne pourrons jamais, sur
ce point, prendre notre revanche. Puteaux ne fait plus de vin : il en consomme beaucoup, ce qui est d'ailleurs une autre forme
de l'activité humaine.
Depuis plus d'un demi-siècle, nous avons dit adieu à l'agriculture pour nous consacrer à l'industrie. Puteaux a quitté la
hotte du vigneron pour prendre le sac d'outils. C'est la loi dans les environs des plus grandes villes. Nulle part elle n'a été plus appliquée
que chez nous ; nulle part elle n'a transformé plus vite un gros village d'agriculteurs en une bonne cité d'ouvriers.
C'est depuis 1840, Paris s'étendant sans relâche, que la capitale a déversé sur Puteaux ses ateliers, ses usines et ses
manufactures. Tout les attirait ici : le voisinage des quartiers les plus riches de la métropole, le bon marché du sol, la facilité d'accès des
terrains d'en bas, l'existence d'un port excellent. Et, comme toujours à Puteaux, les chose allèrent très vite. On eut
d'abord les industries des impressions sur étoffes, puis les teintureries, si célèbres autrefois qu'on disait teinturier à Puteaux
comme on dit blanchisseur à Boulogne ; enfin la carrosserie sous son aspect le plus moderne, l'automobile : car vous avez été, ne
l'oubliez pas des précurseurs en cette matière. Quelques-unes de vos rues rappellent ceux des hommes qui ont travaillé pour cette ville : c'est
une sorte d'union entre le présent et le passé, c'est une récompense pour ceux qui ont bien agi, c'est une excitation, pour ceux qui arrivent, à
suivre l'exemple de ceux qui sont partis ; et cela fait d'une ville, avec ces noms de citoyens éternellement fixés sur son sol, une famille qui
se continue, gardant ses souvenirs en préparation des espérances.
Sous cet afflux de la ville industrielle, Puteaux a pris, hommes et terre, l'aspect qu'il a maintenant. Aux vignerons à jamais
disparus a succédé une population d'ouvriers, plus bruyante et plus variée peut-être, mais plus robuste, plus active, plus industrieuse. Et devant
ces nouveaux venus, chaque jour plus nombreux, le vieux sol s'est transformé ; et de sol de culture, il devient partout champ de bâtisses.
Vous avez vu, depuis dix ans, ce qui s'est passé dans le quartier des Larrys, à gauche de la rue de Colombes. Il y a dix ans, c'était le quartier
des petits jardins, des sentes étroites, des iris parfumés, le vrai vieux Puteaux, celui des maraîchers qui regardent avec
patience pousser les bonnes herbes du sol. Maintenant, voici les grosses maisons de pierre, les hautes et larges bâtisses, qui montent par ici à
l'assaut du plateau, écrasant sous leur poids les jolies fleurs, les rustiques enclos d'autrefois. Encore quelques années, et depuis la Marché
jusqu'à Chantecoq, depuis la rue de la République jusqu'à l'avenue de Saint-Germain, les derniers îlots de nature et de verdure auront disparu,
et tous les flancs de la montagne seront couverts par la masse continue des habitations humaines.
Je ne me plains pas. Tout cela, c'est de la besogne faite par les hommes, et de la bonne besogne. Que l'on soit vigneron ou forgeron, que l'on
s'occupe sur la terre ou sur le métal, que l'on habite une bicoque de bois près d'un paisible sillon de blé, ou le cinquième étage d'une maison
tapageuse, peu importe : si l'on y travaille, si l'on fait œuvre de ses mains, et s'il y a une famille près de vous, le bonheur peut être pareil,
comme le devoir est semblable. L'histoire de Puteaux nous montre qu'il a toujours fait son devoir de travailleur et qu'il a
mérité le bonheur de grandir. Vous continuerez la tradition, mes chers amis, et quelque soit votre destin dans la vie, industriels ou savants,
soldats ou laboureurs, vous y serez de bons ouvriers, aux mains et à l'âme bien françaises, qui laissent derrière eux une tâche accomplie et la
gaieté de leur souvenir. »
J-F-M 12/2023