
" Que faut-il penser des relations
entre l'art et la science "
III ème partie :
la Science dans l'Art
Par Jean Roussaux
Les premières œuvres, dessins ou peintures, sont des représentations bidimensionnelles. Lorsque l'artiste veut donner l'impression d'espace il réduit la
taille des objets situés le plus loin, comme dans les œuvres du Moyen-Age ou dans la peinture byzantine, ou, comme les peintres chinois, les place
au-dessus de ceux qui occupent le premier plan (perspective cavalière des artistes militaires du XVIIIème siècle). Parfois aussi l'artiste agrandit un
personnage où un objet auquel il veut donner une particulière importance. Les vestiges picturaux de Pompéi, essentiellement des peintures murales, présentent
des animaux, des natures mortes et même des paysages qui eux-aussi sont dépourvus de profondeur. Ce qu'apporte alors la science au dessin c'est la possibilité
d'inscrire le sujet dans une figure géométrique simple carré, cercle, parallélépipède, cylindre pour en préciser les proportions et surtout la notion de
perspective qui, grâce à des artifices géométriques, permet de représenter dans un plan des scènes tridimensionnelles.
C'est la géométrie euclidienne qui a fourni les éléments permettant de résoudre les problèmes de perspective. Pourtant les mathématiciens grecs Euclide et
Ptolémée avaient une conception fausse en matière d'optique puisqu'ils considéraient que la lumière se projetait en dehors de l'œil à partir d'un point
situé au centre de celui-ci. Il faudra attendre l'apport de la science arabe avec Ibn-al-Haytham (Alhazen ; v965-1041), un des premiers à utiliser la chambre
noire (camera obscura), pour comprendre que la lumière suit en fait le trajet inverse, ce qu'avait suspecté Aristote avec sa théorie de l'intromission. C'est
un architecte italien créateur de l'architecture renaissance, Filippo Brunelleschi (1377-1446), concepteur du dôme de la cathédrale Santa Maria del Fiore à
Florence, probablement conseillé par Paolo dal Pozzo Toscanelli médecin, mathématicien et astronome, qui un des premiers a utilisé vers 1425 des rudiments de
perspective pour représenter sur un plan un projet architectural. Ces principes de perspective furent appliqués, en même temps qu'une structure en gradins, par
le peintre Masaccio (1401-1428) à la fresque sur la Sainte Trinité (fig26) de 1427 tandis que Paolo Ucello (1397-1475) applique la perspective à ses tableaux
(v 1450) sur la Bataille de San Romano.
Beaucoup d'artistes du XVème siècle seront préoccupés par les problèmes de perspective. Ces œuvres ont suscité des recherches sur les fondements
mathématiques du dessin en perspective comme celles de Brook Taylor (1685-1721) qui publie « Methodus incrementorum directa et inversa » et
« Linear prespective » (1715)
Fig 26 : Masaccio,
Fig 27 : Piero della Francesca
La Trinité.
La flagellation du Christ.
Mais c'est Piero della Francesca (1415?-1492) qui a le mieux illustré cette tendance dans des ouvrages comme la perspective en peinture (De prospectiva
pingendi) , des œuvres comme Le retable de Sant' Agostino ou la flagellation du Christ (fig 27). Lucia Pacioli (v1447-1517) et Léonard de
Vinci (1452-1519) développeront ces idées sur la perspective, Leonard illustrant un ouvrage de Pacioli sur les proportions avec des gravures sur bois de
solides réguliers. A la même époque Albrecht Dürer (1471-1528) contribue à enrichir l'iconographie polyédrique dans son Underweysung der Messung de
1525. Enfin Vinci a le premier exploré le phénomène d'anamorphose dans lequel les images des objets sont affectées de modifications de dimensions telles qu'on
peut en observer avec des miroirs concaves ou convexes ou des lentilles sphériques ou toriques, phénomène qui sera ensuite exploité par de nombreux artistes.
Beaucoup d'artistes ont impliqué des curiosités mathématiques dans leurs travaux : c'est le cas du nombre d'or (1,618). On a prétendu que la façade du
Parthénon ou la grande Mosquée de Kairouan avaient été édifiées en tenant compte de ce nombre. On a aussi prétendu que beaucoup de tableaux étaient construits
selon le nombre d'or sans preuves tangibles. En revanche les principes de symétrie sont souvent exploités dans des œuvres plastiques.
Ce qu'a apporté la chimie à la peinture : c'est la couleur. La couleur d'un objet résulte de l'interaction entre sa surface et la lumière blanche qui, comme
l'a bien montré Newton au XVIIème siècle, contient toute la gamme des lumières monochromatiques. Dans le cas des couleurs produites par les pigments et les
teintures il s'agit d'une absorption différentielle de la lumière blanche, l'objet ayant la couleur des radiations qu'il n'a pas absorbées. Plus tard, le
chimiste Michel-Eugène Chevreul (1786-1889), spécialiste de la chimie des corps gras, enrichit les connaissances sur la vision des couleurs, leur contraste
simultané, leur stabilité et invente le cercle chromatique, une classification rationnelle des couleurs des teintures. Son œuvre a certainement eu une
influence considérable sur les peintres de la fin du XIXème siècle.
L'histoire de la couleur commence avec les terres colorées des fresques des grottes d'Altamira ou de Lascaux qui se sont conservées pendant plus de 400 siècles.
L'analyse de ces peintures montre que la diversité des couleurs est corrélative de l'apparition de la maitrise du feu, des oxydes de fer changeant de couleur
avec la température et l'adjonction de substances réductrices. Ultérieurement les sumériens et les égyptiens furent les premiers à préparer des colorants
pour décorer des poteries, teindre des étoffes ou réaliser des peintures murales. Des recettes de préparation de couleurs sont exposées dans De l'art et
des artistes de Pline l'ancien ou le Mappae clavicula du IXème siècle, manuel de peinture et de préparation des pigments destiné aux moines
copistes. Les civilisations chinoise et islamique apportent aussi leur contribution à la fabrication de pigments tout en leur attribuant une signification
philosophique ou religieuse. Chez les chinois l'ombre et la lumière exaltent les forces de l'univers avec le Yang (le rouge) et le Yin (le noir) tandis que
chez les musulmans le vert est la couleur islamique.
Jusqu'à la moitié du XIXème siècle on peut considérer que les colorants étaient tous d'origine naturelle, issus principalement du règne minéral, sels de plomb
(jaunes), de cuivre (bleus ou verts), de manganèse (violets) ou d'arsenic (orpiment, jaune royal), et du règne végétal, garance (alizarine), indigo ou safran
des fleurs de crocus. Le règne animal est moins prolifique en ce qui concerne les couleurs avec le pourpre du murex ou le carmin initialement tiré de la
carapace d'une cochenille des cactus mexicains. Mais à partir de cette période, en 1856, la découverte fortuite de la mauvéine au cours d'un essai de synthèse
de la quinine par W.H. Perkin inaugure le règne des colorants synthétiques. Suivront la fuchsine, des dérivés de l'aniline, des colorants azoïques comme
l'alizarine et bien d'autres familles de colorants. Les colorants synthétiques seront particulièrement produits par la société allemande BASF (Badische Anilin
und Soda Fabrik).
Alors que les pigments naturels étaient fabriqués selon des méthodes artisanales, parfois tenues secrètes, les colorants synthétiques sont l'œuvre d'une
industrie de la synthèse organique à la recherche de nouveaux chromophores, ces groupements d'atomes conférant la couleur d'une substance organique. Les
colorants de synthèse ont supplanté les colorants naturels du fait de leurs nuances et de leur solidité dans le temps. Toutefois actuellement des " peintres et
teinturiers écologistes" prônent le retour aux colorants naturels préparés selon les méthodes artisanales. Il existe donc une grande variété de couleurs bien
illustrée par les nuanciers (fig 28) des firmes produisant les colorants. Mais il faut remarquer que la palette des peintres est généralement réduite à
quelques couleurs caractéristiques de leur production.
Fig 28 : nuancier aquarelle.
Fig 29 : quelques pinceaux
Le support a lui aussi évolué depuis les bandes de papyrus (dont vient le nom papier) des égyptiens en passant par le parchemin, les toiles, déjà connues des
anciens, abandonnées pour le bois au Moyen-Age puis à nouveau utilisées depuis, le carton et les papiers de toute nature, pour le dessin, l'aquarelle, la
gouache ou la peinture à l'huile. Tous ces produits ainsi que les pinceaux (fig 29) et les solvants divers sont l'œuvre de cette science artisanale dont
les initiateurs sont le plus souvent inconnus mais dont les acquis se sont transmis au cours des générations.
Ce sont aussi les progrès scientifiques qui permettent la restauration des œuvres picturales et de préciser la technique utilisée par le peintre, de
retracer l'histoire de l'œuvre grâce à l'utilisation des UV, de la fluorescence de rayons X et de la radiographie. Ainsi la science qui a un rôle
déterminant dans l'attribution d'une œuvre à un peintre donné permet aussi de lutter contre les contres-façons et les attributions inexactes.
La science et la technique ont donc contribué à l'histoire de la peinture et fourni à l'artiste tous les moyens pour exprimer sa créativité. C'est justement
cette créativité artistique qui échappe à la science même si celle-ci est pour beaucoup d'artistes une source d'inspiration. Cette "science-là" n'a plus rien à
voir avec la science dans l'art, il s'agit d'une science rêvée qui parfois pourra fortuitement suggérer une voie de recherche originale aux
scientifiques.
J.R 10/2023